– Pardon… un mot encore…
Farnèse frissonna, violemment arraché à sa pensée d’insondable amertume:
– Que veux-tu?
– Vous ne m’avez pas dit qui je dois exécuter ce soir!…
– J’ignore!… dit Farnèse, morne et glacé.
– Est-ce un homme?… Une femme?…
– Une femme!… Une jeune fille!…
Claude frémit d’angoisse… Une jeune fille… Un être de grâce et de faiblesse qu’il allait supprimer!…
– L’infortunée! murmura-t-il.
À ce moment, le bronze de Notre-Dame tinta dans la nuit, et les ondulations sonores s’épandirent sur la Cité endormie en hululements d’une infinie tristesse… Les deux hommes, le cardinal et le bourreau, demeurèrent immobiles, comptant les coups. Et quand la voix de la cathédrale se tut, celle du cardinal s’éleva:
– L’heure de l’exécution! dit-il sourdement.
Puis, Farnèse leva la main comme pour jeter un ordre suprême, et lentement, de son pas silencieux, la tête penchée, les épaules frissonnantes, il s’en alla dans la direction du Petit-Pont. Le bourreau essuya la sueur qui inondait son front… Et il s’élança vers Notre-Dame, vers l’extrémité de l’île, vers la mystérieuse maison de la princesse Fausta, en grondant:
– La dernière exécution… La dernière victime!…
V LA MAISON DELA CITÉ
La Simonne fut enterrée dans le plus proche cimetière, c’est-à-dire aux Innocents. Comme de juste, elle fut jetée dans le coin des hérétiques; et aucune croix ne surmontait l’endroit où elle reposait, vu qu’elle avait fait partie d’une troupe de baladins, bohèmes, faiseurs de tours, gens excommuniés de plein droit, mécréants et damnés.
Lorsque le cercueil eut été mis en terre, et que le fossoyeur commença à rejeter les premières pelletées, Belgodère saisit Violetta par la main et l’entraîna. La jeune fille le suivit sans résistance. Elle était mortellement triste. Sa main glacée tremblait dans celle du bohème. Il faisait nuit noire. La ville lui apparaissait comme une solitude affreuse. Elle marchait sans se rendre compte du trajet qu’elle accomplissait. Pourtant, au fond de son cœur empli de ténèbres rayonnait doucement une image consolatrice qui semblait l’escorter pour la protéger, et lui murmurer qu’elle n’était pas seule au monde.
Ce jeune seigneur au regard limpide, à la voix caressante… reviendrait-il? Hélas! Elle ignorait jusqu’à son nom… Mais il l’avait regardée avec une si fraternelle expression de pitié, elle l’avait vu si beau, si touchant, lorsqu’il était entré dans la roulotte, les bras chargés de fleurs, que son sein de vierge palpitait à ce souvenir, et qu’à son deuil filial se mêlait un émoi inconscient et très pur…
Oui, il reviendra!… puisqu’il l’a dit!… Demain!… Demain matin, elle le reverra!… Et les presque dernières paroles de la Simonne murmurent à son cœur une consolation:
– Ce jeune homme… ce sera ton sauveur… car il t’aime!…
Être aimée de lui!… Quel rêve!…
Tout à coup, elle s’aperçut que Belgodère ne se dirigeait ni vers la place de Grève, ni vers la rue de la Tissanderie où se trouvait l’Auberge de l’Espérance.
– Où me conduisez-vous? balbutia-t-elle, prise d’un nouvel effroi.
Le bohémien, sans rien dire, serra plus fort la main de Violetta et marcha plus vite. Il passa entre la double rangée des maisons d’un pont et, le fleuve franchi, tourna à gauche: l’endroit était sinistre; c’étaient les noires et tortueuses ruelles des Ursins, d’Enfer, et enfin du Cloître… C’était la Cité!…
La Cité – l’île du Palais – se terminait par deux promontoires: l’un à l’ouest, c’était le terre-plein sur lequel s’appuyaient alors les premières constructions d’un nouveau pont inachevé où vingt-six ans plus tard devait s’élever le cheval de bronze portant la statue d’Henri IV, et qui continue encore, nous ne savons pourquoi à s’appeler le Pont-Neuf; à l’est, c’était, derrière Notre-Dame et le palais archiépiscopal, une langue de terre sur laquelle se dressaient côte à côte deux constructions pareilles à deux sœurs se tenant par la main… mais deux sœurs dont l’une était une mignonne créature, et l’autre un monstre de hideur.
La première, petite, accorte, plaisante, ses fenêtres ornées de jolis vitraux, portait au-dessus de son perron une enseigne pimpante, enguirlandée, sur laquelle on pouvait lire ces mots assez bizarres qui peut-être faisaient allusion à la cuve où l’on presse le raisin… ou peut-être à quelque événement passé:
AUBERGE DU PRESSOIR DE FER
tenue par la Roussotte et Pâquette
L’autre maison, très grande, avait une face muette, effrayante, des murs pourris, lépreux, lézardés, de rares fenêtres clignotantes; elle paraissait prête à s’effondrer de vétusté, d’abandon, de ruine; elle suintait la tristesse, elle suait l’épouvante; et son portail de fer, avec son énorme marteau de bronze, lui donnait une apparence de forteresse… une forteresse qui eût gardé des morts, des secrets monstrueux.
Le promontoire a disparu, rongé par les eaux patientes; la maison terrible n’existe plus; à sa place – ou presque – émerge timidement aujourd’hui un bâtiment humble et bas aux pieds duquel la Seine se lamente, comme alors, en clapotis d’effroi, et qui semble perpétuer l’horreur dans ce coin de Paris… La morgue!…
Belgodère, tenant toujours Violetta par la main, s’arrêta un instant devant l’Auberge du Pressoir de Fer; mais, secouant la tête, il marcha droit au formidable portail de la construction voisine.
– Où sommes-nous? bégaya Violetta en jetant autour d’elle un regard éperdu.
Belgodère ne répondit pas. Il heurta le lourd marteau de bronze.
– J’ai peur! Oh! j’ai peur!…
La porte de fer s’ouvrit sans bruit. Violetta voulut se rejeter en arrière; le bohémien la harponna solidement; dans la seconde qui suivit, elle se vit dans un vaste vestibule dallé, aux hautes murailles nues, faiblement éclairé, où se tenaient deux hommes masqués, la dague nue à la ceinture.
– Où suis-je! Où suis-je!… palpita la jeune fille.
– Voici la petite que moi, Belgodère, devais amener ici. C’est bien ici? fit le bohémien.
– C’est ici! dit l’un des deux gardes.
Au même instant, cet homme jeta sur la tête de Violetta un sac de toile noire qu’il serra au cou par un cordon. Sans un cri, sans un souffle, paralysée par une de ces terreurs extraordinaires comme on n’en a que dans certains hideux cauchemars, Violetta se sentit soulevée, entraînée, emportée elle ne savait où!… L’autre géant masqué tendit à Belgodère une bourse bien gonflée:
– Voici les cent ducats d’or que tu as demandés…
– Ce n’est pas moi qui les ai demandés, grommela le sacripant. C’est monseigneur le duc qui m’a dit la chose: dix bourses contenant chacune dix ducats…
– Monseigneur le duc? demanda l’homme avec étonnement. Tu veux dire: le prince?…
– Duc, prince si vous voulez. Peu importe. L’essentiel est que ma besogne est faite.