– Comment vous appelez-vous, monsieur de la Vrille? demanda Pardaillan à celui de ses invités qui paraissait le plus intelligent des deux: figure chafouine, petits yeux vifs voltant et virant, nez pointu, long cou, long buste, longs bras, longues jambes.
L’homme répondit en se courbant:
– Monseigneur, on m’appelle Picouic…
– Picouic?… Jolivet mélancolique. Mais veuillez ne pas me monseigneuriser, s’il vous plaît!… Et vous, monsieur du Corbeau?
L’autre, en effet, était une caricature de corbeau: cheveux noirs et plats sur le front, nez long, proéminent et osseux, menton fuyant, attitudes balourdes, allure un peu pédante et bégueule. Il répondit d’une voix lugubre:
– Monseigneur, on m’appelle Croasse…
– Croasse? Admirable, par Pilate!… Mais ne me monseigneurisez donc pas!… Eh bien, monsieur Picouic et monsieur Croasse, attaquez-moi hardiment ces bécassines et ces pâtés… Mangez et buvez, vous êtes aujourd’hui les hôtes du chevalier de Pardaillan… Madame Grégoire, voici l’écot de mes deux camarades, ajouta le chevalier en déposant deux écus d’or dans la main de l’hôtesse.
Et sur un geste de refus esquissé par Huguette:
– Ma chère Huguette, fit-il doucement, vous savez que mes hôtes sont à moi et que je n’ai jamais permis à personne de s’en emparer, pas même à M. Grégoire, qui était de mes amis.
– Soit! dit la belle hôtesse avec un soupir. Mais l’écot dépasse de beaucoup…
– Eh bien, vous rendrez le surplus à mes invités, dit Pardaillan.
Et saluant les deux hères d’un de ces grands gestes chevaleresques dont il avait le secret, le chevalier, suivi de Pipeau, rejoignit le duc d’Angoulême qui l’attendait dans la rue: cependant que MM. Croasse et Picouic, les deux «hercules» de Belgodère, hébétés d’admiration et doutant encore s’ils étaient éveillés, commençaient timidement l’attaque, qui bientôt devint une charge à fond…
À l’instant où Pardaillan, suivi d’un regard rêveur de la bonne hôtesse, franchissait le seuil de la Devinière, le rideau d’un cabinet qui s’ouvrait sur la cuisine et la salle tout à là fois, se souleva. Derrière les vitraux apparut une sombre figure qui le regarda descendre le perron… Et cette figure, convulsée de haine, livide d’épouvante, c’était celle de Maurevert, l’homme au poignard empoisonné, l’assassin de Loïse de Pardaillan, comtesse de Margency.
VII L’ORGIE
S’il fallait chercher le mot synthétique capable de traduire le duc de Guise dans sa personnalité humaine, nous dirions que cet homme s’appelait Orgueil. L’orgueil dominait ses pensées de cœur et ses sentiments de cerveau; l’orgueil était sans doute son attitude morale; Guise, comme Achille, n’avait qu’un point vulnérable dans son âme cuirassée: on ne pouvait le blesser que dans son orgueil.
Or, ce capitaine qui pouvait réellement passer pour le plus beau gentilhomme de Paris, à qui toutes les grandes dames de l’époque écrivaient des lettres passionnées, à qui les bourgeoises jetaient des baisers et les femmes du peuple des fleurs dès qu’il paraissait dans la rue, cet homme qui fut plus idolâtré que Richelieu, plus admiré que Lauzun, ce triomphateur à qui nulle femme ne résistait, Henri de Guise était marié et trompé…
Ce fut le mari le plus outragé de son époque. Il eut des fureurs que ne connut pas Othello. Il eut des désespoirs d’orgueil – car, naturellement, il n’aimait pas sa femme dont il exigeait la fidélité: il voulait bien la tromper tous les jours, mais non en être bafoué. L’assassinat de Saint-Mégrin n’arrêta pas l’outrage: Catherine de Clèves, duchesse de Guise, pleura huit jours Saint-Mégrin et prit un autre amant, puis un autre, puis d’autres, en sorte que Guise continua à verser du sang et des larmes de rage. Cette pensée qu’il était architrompé empoisonna sa vie. Cela le stupéfiait, cela lui était la plus cruelle et la plus invraisemblable des humiliations. Jolie plutôt que belle, vive, légère, spirituelle, parfaitement dévergondée, Catherine de Clèves, duchesse de Guise, continuait ses fredaines avec une sérénité que rien ne parvenait à émouvoir…
Pour le moment, Henri de Guise ne connaissait pas l’amant de Catherine: pourtant, il était bien sûr qu’elle en avait un et il ne pouvait en être autrement. Mais qui était celui-là?… Résolu à garder toute sa lucidité d’esprit, au moment où Paris commençait à gronder et où l’on pouvait prévoir l’orage qui allait éclater, il envoya Catherine en Lorraine, sous la garde d’une duègne dont il se croyait sûr… On a vu par la lettre de la princesse Fausta que Catherine était sortie par une porte et rentrée par une autre… Mais là devait s’arrêter la comédie… C’est sur un drame que le rideau allait se relever!…
Rentré en son hôtel, vaste et somptueuse forteresse qui occupait par ses bâtiments et ses jardins tout le quadrilatère formé par la Vieille Rue du Temple et la rue du Chaume, la rue de Paradis et la rue des Quatre-Fils, le duc de Guise se renferma dans son appartement et eut une longue conversation avec celui qui lui était annoncé dans la lettre de Fausta.
Le lendemain, il passa sa journée à dicter des lettres, à donner des ordres; il nomma colonel de la Ligue Bois-Dauphin qui avait combattu sur les barricades, et fit de Bussi-Leclerc un gouverneur de la Bastille. Il dépêcha des ambassadeurs à la vieille reine-mère, bravement restée à Paris malgré l’émeute et la fuite de son fils, et à M. de Harlay, premier président du Parlement, pour les prévenir qu’il les irait voir. Il était inquiet, nerveux; et sur son front qui eût dû rayonner, ses familiers voyaient clairement les marques de la tempête intérieure qui se déchaînait en lui.
Le soir de ce même jour où le chevalier de Pardaillan sortit de la Devinière dans l’intention de lancer le chien d’Huguette sur la piste de Violetta, vers la nuit close, deux hommes aux manteaux hermétiques s’arrêtaient à l’extrémité de la Cité, devant la maison lépreuse dont la façade en ruine dissimulait un féerique palais.
L’un d’eux frappa, et lorsque la porte de fer se fut ouverte, s’effaça devant son compagnon qui entra. À l’intérieur, ce dernier laissa retomber son manteau, et les deux gardes qui veillaient sans cesse dans le vestibule purent reconnaître la sombre et livide figure du duc de Guise.
Comme on avait fait la veille pour le bourreau, on fit traverser au duc la somptueuse enfilade de salles ornées avec un luxe délirant; pas plus que maître Claude, Guise ne s’étonna de ces richesses auxquelles son regard était sans doute accoutumé. Mais au lieu d’être dirigé vers la sinistre antichambre de la mort, vers la pièce fatale qui surplombait la Seine, celui qu’on appelait le roi de Paris et que Paris eût voulu appeler roi de France fut conduit vers la gauche de ce palais, c’est-à-dire vers cette ligne où la maison Fausta et l’Auberge du Pressoir de Fer entraient en conjonction.
Là, dans une salle plus petite, moins sévère que les autres, mais aussi plus élégante, plus féminine, la princesse Fausta, harmonieusement habillée d’un costume de laine blanche aux plis hiératiques, semblable à une magnifique statue de marbre, était assise dans un fauteuil couvert de soie blanche; ses pieds reposaient sur un coussin de velours blanc; le dais qui surmontait le siège était en satin blanc, avec l’F et les clefs brochées blanc sur blanc. Dans cette blancheur immaculée, la beauté de Fausta resplendissait en un saisissant relief, et les diamants noirs de ses yeux voilés de longs cils brillaient d’un éclat étrange, hallucinant. De chaque côté du fauteuil, une femme debout manœuvrait en gestes lents et doux un immense éventail de plumes…