Henri de Guise entra brusquement, de cette allure violente, de ce pas rude et pesant par quoi il cherchait à imposer l’étonnement et presque la terreur dès son seul aspect. Mais devant Fausta, il s’arrêta court et, avec un frémissement de tout son être, s’inclina très bas. Lorsqu’il se redressa, son visage apparut en pleine lumière, si pâle que la cicatrice de sa balafre semblait d’un rouge sanglant. Ses yeux vacillants se posèrent un instant sur les deux femmes qui, impassibles, continuaient leur besogne.
– Vous pouvez parler, duc, dit la mystérieuse princesse avec un sourire qui était un poème de grâce; Myrthis et Léa n’entendent ni le français ni aucune langue d’Europe… et d’ailleurs, elles savent qu’elles n’ont le droit ni de rien écouter, ni de rien voir…
– Madame, dit alors Henri de Guise d’une voix rauque, vous le voyez, je me rends à votre appel, et je…
Il s’arrêta un instant, suffoqué, grinçant, écumant.
– Votre émissaire, reprit-il, m’a tout dit. J’ai souffert depuis hier comme un damné… Des preuves, madame!… Je veux des preuves!…
– Vous… voulez? dit Fausta d’un ton de suprême hauteur qui glaça Guise soudain courbé.
– Pardonnez-moi, bégaya-t-il. J’ai la tête perdue… Oh! tenir ce comte de Loignes comme j’ai tenu Saint-Mégrin!… Vous ne savez pas que je n’ai pas d’ennemi plus cruel!… Vous ne savez pas que c’est l’un des Quarante-Cinq d’Henri III… le plus féroce, le plus hideux de ces chiens dressés par Valois à chasser dans l’ombre les meilleurs de mes amis!… Vous ne savez pas que je le haïssais déjà de toute mon âme, et que maintenant, cette haine est devenue de la frénésie!…
– Ainsi, dit doucement Fausta, si… on vous donnait… des preuves…
– Oh! malheur à lui!… gronda Guise dont les yeux s’injectèrent.
– Mais elle?… reprit Fausta en jouant avec la cordelière de sa robe. Elle?… Pauvre femme! Pauvre affolée d’amour!… J’espère que ce n’est pas sur elle que retomberait votre vengeance?…
– Assez, madame, rugit Guise hors de lui, assez, par pitié!… Si la duchesse a poussé l’abjection jusqu’à aimer un Loignes, si elle m’a infligé cette honte suprême, il faut qu’elle meure!… il faut qu’ils meurent ensemble!…
La Fausta tressaillit; une imperceptible rougeur monta à son front pur.
– Duc, dit-elle, souvenez-vous que des intérêts puissants vous sont confiés. Souvenez-vous que j’ai seulement voulu libérer votre esprit des pensées qui le paralysent. Souvenez-vous que vous êtes pour le peuple le Fils de David, et pour nous le Fils bien-aimé de notre Église, le roi de France!…
Sa voix, jusqu’ici grave, impérative et presque dure, reprit une intonation d’une enveloppante douceur:
– Allez, duc, continua-t-elle en frappant sur une sorte de large timbre, accomplissez l’acte nécessaire qui doit rendre enfin la paix à votre âme… suivez votre guide… vous verrez, vous entendrez, et vous serez convaincu…
Guise haletant, ivre de vengeance, gronda:
– Si je vous dois cela… je vous devrai plus que le trône!
À ces mots, il s’inclina avec ce respect religieux qui courbait tous ceux qui approchaient Fausta, et voyant un homme qui, au coup de timbre, venait d’entrer, le suivit précipitamment, la main au manche de sa dague.
Alors Fausta s’approcha d’une lourde tapisserie qu’elle souleva. Derrière la tapisserie il y avait une porte fermée, sur le panneau de laquelle s’ouvrait un judas… Et cette porte faisait communiquer la maison Fausta avec l’auberge voisine!
L’homme qui conduisait Guise sortit de la maison, et se dirigea droit sur l’entrée du Pressoir de Fer. L’auberge paraissait silencieuse et muette, toutes ses fenêtres éteintes. Mais l’homme gratta à la porte qui s’ouvrit et, quelques instants plus tard, le duc de Guise se trouvait dans l’intérieur de ce cabaret tenu, disait l’enseigne, par «La Roussotte et Pâquette».
Deux grosses filles joufflues, très peintes, couvertes de bijoux et très court vêtues s’avancèrent au-devant de lui en souriant et exécutant des révérences qu’elles devaient croire de fort bon air.
– Qui êtes-vous, ribaudes? gronda Guise dont la main tourmentait le manche de sa dague.
– Moi, dit l’une, qui malgré les cosmétiques paraissait la quarantaine, je suis la Roussotte, pour vous servir.
– Et moi, dit l’autre, d’une voix plus jeune et plus douce, on m’appelle Pâquette.
Le duc jeta autour de lui de sanglants regards; toutes les fureurs de l’amour-propre ulcéré, de l’orgueil blessé à mort convulsaient son visage. Il cherchait comment il questionnerait les deux femmes sur le sujet qui le bouleversait; mais il n’eut pas le temps de formuler sa pensée…
La Roussotte, toujours souriante et toujours révérencieuse, s’approcha de lui et lui appliqua sur la figure un masque de velours tel que les élégants en portaient alors soit en voyage soit à la promenade, pour se garantir du soleil, soit enfin lorsqu’ils pénétraient dans un lieu de réputation douteuse, pour ne pas être reconnus. Presque en même temps, Pâquette lui jetait sur les épaules un ample manteau de soie légère.
– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au visage, dit la Roussotte.
– Voici pour qu’on ne reconnaisse pas monseigneur au costume, dit Pâquette.
Guise comprit que ces femmes étaient averties de sa visite et qu’elles savaient ce qu’il venait chercher à l’auberge du Pressoir de Fer. Une flamme, sous son masque, empourpra son visage; la honte le fit chanceler, et des pensées de meurtre flamboyèrent dans sa tête. Mais déjà la Roussotte saisissait le duc par la main gauche, tandis que Pâquette le prenait par la main droite. Et elles l’entraînèrent dans la salle qui s’ouvrait sur le cabaret.
Là régnait une demi-obscurité. La pièce, tendue d’élégantes étoffes et meublée de larges fauteuils, était déserte; mais de la salle voisine, arrivaient des éclats de rire, des voix excitées, tout un bruit d’orgie… Et Guise comprit alors que cette jolie maison, cabaret sur le devant, était en réalité un lieu de débauche, comme il y en avait tant dans les sombres ruelles de la Cité… de même que la grande maison attenante, ruine en façade, était un palais à l’intérieur… Et il entrevit que Fausta était une formidable organisatrice qui avait tout prévu…
– Monseigneur n’a qu’à entrer, murmura la Roussotte, on n’attend plus qu’un convive… ce convive ne viendra pas… c’est monseigneur qui vient à sa place…
– La partie de plaisir, dit Pâquette, consiste ce soir à garder son masque; seulement, à dix heures, tous les masques devront tomber…
– Que monseigneur regarde! reprit la Roussotte.
– Et que monseigneur écoute! acheva Pâquette.
Elles poussèrent une porte, s’effacèrent et Guise entra. Tout d’abord, il demeura ébloui par l’éclat des lumières. Il sortait de l’ombre: il entrait dans une aveuglante clarté, il était brusquement poussé dans l’orgie la plus radieuse et la plus impudique. Et il lui apparut que tous ces personnages muets ou bruyants n’étaient que les inconscients comparses du drame dont il était, lui, l’acteur protagoniste et dont Fausta était la sombre, fatale et géniale metteuse en scène.