La pièce était vaste. Aux quatre angles, d’énormes brûle-parfums en bronze laissaient monter dans l’atmosphère alanguie des fumées pâles et capiteuses; des flambeaux d’or supportaient des cires dont les flammes ardentes pétillaient et crépitaient, des statues de marbre ou de bois précieusement travaillé, figurant de lascives chimères, aux poses exorbitantes, portaient sur leurs têtes des fleurs mourantes telles que Guise n’en avait jamais vu; aux murs, des tentures à reflets soyeux, parmi lesquelles s’encadraient des tableaux où l’imagination de peintres en délire avait représenté des bacchantes furieuses d’amour.
Au milieu de la pièce, une table somptueuse se dressait, chargée de vaisselle d’or, supportant des fruits rares, des friandises précieuses; des vins aux tons de rubis chatoyaient dans des flacons aux formes étranges, et ces vins, c’était des servantes aux costumes impudiques qui, impassibles et souriantes, les versaient dans les coupes d’or des convives. Ces convives, le duc de Guise les compta, la tête en feu, la gorge angoissée. Ils étaient neuf: quatre hommes et cinq femmes.
Il y avait là quatre couples enlacés, les femmes sur les genoux des hommes, quatre couples dont les yeux flamboyaient ou se mouraient sous les masques, dont les lèvres bégayaient et riaient. C’est à peine s’ils firent attention à Guise qui entrait: un geste de bienvenue de l’un des hommes, une invitation à prendre place, et ce fut tout… Seulement, la cinquième femme, celle qui était seule, s’avança vivement vers lui, l’enlaça de ses deux bras nus et murmura:
– Enfin, vous voici, cher seigneur… vous venez bien tard…
Guise se sentit devenir insensé… Une irrésistible fureur fit craquer ses muscles… une seconde il eut la vision foudroyante de ce qu’il allait faire; se ruer sur ces hommes, sur ces femmes, leur arracher leurs masques, les déchiqueter à coups de poignard… D’un geste fou, il voulut repousser la femme… mais plus étroitement, elle l’enlaça, le lia, le paralysa… une de ses mains arrêta sur sa bouche le cri de fureur… et de l’autre, elle lui indiquait un objet qu’il n’avait pas vu encore.
C’était une grande horloge qui scandait l’orgie d’un tic-tac ironique et dont les aiguilles figuraient des salamandres jetant du feu par leurs gueules. Guise jeta sur l’horloge un regard vacillant et vit qu’elle allait marquer dix heures!…
– Dix heures! murmura la femme. L’heure où les masques vont tomber… Attendez, cher seigneur… Regardez!…
Le duc se laissa tomber sur un fauteuil et sous son masque, il sentit la sueur couler, abondante et froide, sur son visage. Une servante lui tendit une coupe qu’il vida d’un trait… Les quatre couples, dans une sorte d’apaisement précédant de nouveaux délires, demeuraient enlacés et murmuraient des choses confuses… Tout à coup, l’horloge sonna… Les dix coups tombèrent, grêles et sinistres, dans cette atmosphère de rêve…
Les couples tressaillirent, se détirèrent, parurent se réveiller… Un grand rire fusa, un rire où il y avait de l’hésitation, de la honte, comme s’ils eussent hésité maintenant à se découvrir!…
– Tant pis! cria soudain une voix de femme, cristalline et balbutiante. Nous avons gagé de nous montrer!… Moi, je commence!…
Et brusquement, elle laissa tomber son masque, et arracha celui de l’homme au cou duquel elle était comme suspendue.
– La reine Margot! murmura Guise, dont la fureur un instant, se nuança de stupéfaction.
– Puisque c’est convenu! continua une autre femme au milieu des éclats de rire.
Et d’un geste plus hardi encore, elle imita Margot.
– Claudine de Beauvilliers! gronda en lui-même Guise qui se sentait entraîné au vertige des étonnements prodigieux.
L’homme qui accompagnait Claudine lui était inconnu. Mais déjà la troisième femme venait de retirer son masque. Et celle-là riait d’un rire gamin plus frais, plus sonore… plus inconsciente et plus amusée que les autres, peut-être. Et cette fois, Guise fut secoué d’un frémissement de rage. Dans cette femme, il venait de reconnaître sa propre sœur!… La duchesse de Montpensier!…
Toute rieuse et s’efforçant de rougir, elle essayait de dénouer le masque de son compagnon: mais l’homme résistait, son ivresse dissipée soudain… tout à coup, elle y parvint… le visage de l’amant de la duchesse apparut… Et les rires qui avaient salué chaque visage qui se découvrait se figèrent… Car c’était une sombre et fatale figure qui venait de se montrer… l’amant de la duchesse de Montpensier s’était relevé soudain, les yeux hagards, le front empourpré…
C’était un jeune homme livide, au teint bilieux, aux traits convulsés, comme s’il eût porté la marque de quelque grand malheur… Il passa sur son front une main pâle, d’une pâleur d’ivoire et gronda.
– Qu’ai-je fait? Que suis-je venu faire ici?… Oh!… je meurs de honte!…
En même temps, il recula, tandis que la duchesse de Montpensier riait seule aux éclats; il bondit vers la porte et, le visage dans les mains, titubant, avec un cri d’horreur, s’en alla, se sauva… Guise qui, d’un œil ardent, avait suivi toute cette scène fantastique, murmura:
– Jacques Clément!… Le moine Jacques Clément, amant de Marie!…
– À mon tour! cria la quatrième femme d’une voix résolue, comme si toute hésitation de pudeur eût disparu de sa pensée. Aussitôt d’un geste de bravade, elle arracha son masque et fit tomber celui de son amant… Et alors Guise sentit sa tête tourner, ses yeux se fermer comme devant un hideux spectacle auquel il ne se fût pas attendu… Cet homme… c’était le comte de Loignes, son ennemi mortel! Et cette ribaude impudique, au sourire provocateur, aux yeux chargés d’amour et de défis, c’était Catherine de Clèves, la duchesse de Guise, sa femme!…
Cette seconde de faiblesse chez le duc de Guise fit place à une réaction où la honte, encore, tenait la plus grande place. Il se redressa lentement et demeura immobile. La duchesse de Guise vit cette sorte de statue dont les yeux, du fond du masque, la prévint que la terreur allait s’emparer d’elle… Elle sourit pourtant et, hardie, demanda:
– Et vous, messire, ne tiendrez-vous pas la gageure? Bas le masque, messire!… Allons vite… qu’on voie…
Elle s’arrêta net, la voix étranglée soudain: Guise venait de rejeter le manteau de soie qui cachait son costume. La duchesse devint très pâle.
– Eh! monsieur, ricana le comte de Loignes, ôtez donc votre masque, puisque madame vous en prie.
Guise laissa tomber son masque. Au même instant, le comte de Loignes se redressa, livide, tandis que les deux autres hommes gagnaient la porte; la duchesse de Montpensier se sauva; Claudine de Beauvilliers s’évanouit, et la duchesse de Guise, malgré toute son audace, ne put retenir un faible gémissement.
Guise en effet, Guise silencieux, la lèvre tremblante, la dague à la main, avait une de ces physionomies comme elle lui en avait vu deux ou trois fois. Elle voulut se lever, faire un geste, balbutier une parole; mais elle demeura paralysée, fascinée, se disant qu’elle allait mourir…
Le duc était d’un côté de la table; de Loignes, en face, de l’autre côté. Ce furent deux ou trois secondes d’horreur dans ce funèbre silence.
– Monsieur, dit enfin le comte de Loignes, je dois vous dire que certaines apparences ne doivent… ne peuvent…