Un râle déchira la gorge de Claude. Mais avant que Violetta eût pu dire un mot, il se hâta de continuer:
– C’était trop de bonheur encore pour moi… je te perdis: Ce que j’ai souffert en ces années de solitude et de désespoir, moi-même sans doute je ne pourrais le dire… Et voici qu’à l’heure où je te retrouve, au moment, à la minute où je puis espérer revivre encore… voici que tu apprends ce que j’ai été!… Je comprends bien maintenant que je n’ai pas assez expié, et que l’heure de l’absolution n’a pas sonné pour moi… Voilà… tu sais tout… Ce que je voulais te demander seulement, c’est de me permettre de te sauver… de te mettre en sûreté… Et puis, après, tu me renverras. Je pense bien que maintenant… maintenant que tu sais… je n’ai plus le droit de regarder… et que vraiment, tu ne peux plus m’appeler ton père!…
Claude baissa la tête. À genoux, affaissé sur lui-même, il était semblable à ces infortunés qu’il avait vus sur l’échafaud, tendant leur cou à la hache. Violetta laissa tomber ses mains; elle ouvrit ses yeux bleus où brilla une lueur d’aurore, et, de sa voix douce, câline et pure, de sa voix de jadis quand elle était toute petite, elle dit:
– Père… mon bon petit papa Claude… embrasse-moi… tu vois bien que tu me fais beaucoup de chagrin…
Claude releva brusquement le front. Il se mit à trembler.
– Q’as-tu dit? bégaya-t-il.
Violetta, sans répondre, saisit de ses deux petites mains les mains formidables du bourreau, le força à se relever avec l’irrésistible puissance d’une fascination de douceur et d’infini bonheur, et lorsque Claude, éperdu, balbutiant, transfiguré, livide de joie fut tombé dans le fauteuil, elle s’assit sur ses genoux, jeta ses bras autour de son cou, posa sa tête adorable sur sa poitrine, et répéta:
– Père… mon bon père… embrassez votre fille!…
Renversé en arrière, les yeux fermés, l’âme noyée d’extase, Claude sanglotait.
X LE PÈRE
L’heure qui suivit fut pour maître Claude un tel rayonnement de bonheur que son passé en fut comme effacé d’un trait. Cette heure valait une existence de joie. Il y eut en lui une transformation de son être. Une éblouissante lumière inonda cette âme obscure, et sa figure si sombre prit cette expression de franchise, de bonté, de bonne humeur riante qu’on voit aux gens dont on peut dire avec certitude:
– Celui-ci est un brave homme et c’est un homme heureux.
– Partons, fit-il tout à coup. Voilà que j’oublie tout, moi! Ce n’est pas qu’il y ait du danger… car sûrement on nous croit morts… Ah! ah! crois-tu que c’est une bonne farce! ajouta-t-il en riant aux éclats. Mort? Plus vivant que je ne l’ai jamais été… Donc, nous pourrions d’autant mieux rester ici, que même si on ne nous croit pas morts, on ne supposera jamais que nous avons cherché un refuge ici-même… On nous cherchera partout, excepté dans cette maison… Mais elle me fait peur à présent cette maison! J’y ai tant souffert!
– Pauvre père!… Vous ne souffrirez plus.
– Certes! finie, la torture! continua maître Claude. Ah! ma Violetta, mon cœur saute dans ma poitrine… Qui m’eût jamais dit que je connaîtrais un tel bonheur… moi!… Mais assez bavardé… Partons!…
Violetta secoua doucement la tête.
– Comment? Tu ne veux pas partir?…
– Père, vous l’avez dit vous-même: il n’y a ici aucun danger; nous y sommes mieux cachés que partout ailleurs, puisqu’on nous croit morts…
– C’est vrai… mais pourquoi?…
– Je ne veux pas quitter Paris encore, fit Violetta en baissant les yeux. Restons ici tout au moins quelques jours.
– Tant que tu voudras. Elle est charmante, cette maison. Je te disais qu’elle me faisait peur… Ne fais pas attention, je dis des folies, c’est la joie, vois-tu!… Donc, nous restons, c’est entendu!… Dame Gilberte! renvoyez cette litière et ce cheval. Quand je vous dis que l’enfant veut rester!…
La vieille servante qui, émerveillée, tournait autour de Claude et Violetta, s’empressa d’obéir.
– Ce n’est pas tout, père, dit alors Violetta avec un sourire, nous restons; mais ce matin il faut que je sorte.
– Sortir! toi! fit Claude stupéfait.
– Pour aller à l’Auberge de l’Espérance… dit la jeune fille tout d’une voix.
– Ah bah!… Voyons… tout à l’heure, quand je te tenais dans mes bras, tu m’as raconté une foule de choses que j’entendais à peine… la pauvre Simonne morte… et puis… et puis! Ah! par la mort-dieu, j’y suis! Le jeune homme qui a apporté des fleurs?… C’est ça, hein?… Voyons, dis-moi cela, un peu!… Son nom, d’abord… Tu rougis? Pourquoi?… Je l’aime ce jeune homme qui t’aime.
– Je n’ai pas dit ça, murmura la jeune fille en pâlissant.
– Mais moi, je devine! Digne jeune homme! Allons, comment s’appelle-t-il?
– Je ne sais pas! fit Violetta dans un souffle.
Claude éclata d’un bon rire qui fit trembler les vitraux. Il était exubérant. Il allait et venait, prenait la main de la jeune fille pour la baiser, s’asseyait, se relevait.
– Dépeins-le moi, au moins!…
Violetta, toute heureuse elle-même de cette joie débordante, entreprit une description que maître Claude lui arracha par lambeaux. Quand ce fut fini, Claude se leva.
– Je vais le chercher, dit-il. Dans une heure je te l’amène. Il faut que je voie ce jeune gentilhomme, que je lui parle, que je lise dans ses yeux s’il est capable d’aimer assez pour… Mais suffit, je m’entends. Toi, tu ne bouges pas… Dame Gilberte, en mon absence, portes et fenêtres closes! Si l’on frappe, ne répondez pas! la maison est déserte!
Claude serra Violetta dans ses bras, et sortit en courant, la laissant tout étourdie, n’ayant pas eu le temps de faire une objection. Et par la pensée, elle le suivait jusqu’à l’Auberge de l’Espérance, elle le voyait abordant le duc d’Angoulême, et le cœur battant, se demandait:
«Viendra-t-il?… Oui! il viendra!… Mais moi, que lui dirai-je?…»
À ce moment, les vitraux d’une fenêtre du rez-de-chaussée volèrent en éclats; plusieurs hommes sautèrent dans la maison, et Violetta, épouvantée, entendit crier ces mots:
– Si l’homme résiste, tuez-le!… Mais pas une égratignure à la petite!…
Maître Claude, ayant jeté un manteau sur ses épaules pour cacher son visage, s’était élancé vers la rue de la Tisseranderie et n’avait pas tardé à atteindre l’Auberge de l’Espérance. C’était le matin même où Charles d’Angoulême devait aller lui-même parler à Belgodère.
Claude ne se rencontra pas avec Charles d’Angoulême. L’aubergiste, truand de bas étage lui-même et tenu à la plus extrême prudence, ne lui donna que de maigres renseignements. Maître Claude attendit plus d’une heure. Puis il se dit que le jeune gentilhomme ne viendrait sans doute pas, et il frémit de la douleur qu’allait éprouver Violetta. Puis il se dit que la chose n’avait peut-être pas une importance réelle, que Violetta ne pouvait être attachée sérieusement à cet inconnu dont elle ignorait même le nom… enfin, il partit, se promettant de revenir.
Dix minutes plus tard, Charles rentrait dans l’auberge, après avoir inutilement exploré les environs…