Maître Claude, en somme, n’éprouva qu’une contrariété passagère. La joie immense qui submergeait son cœur ne laissait en lui place pour aucune autre émotion. Il allait revoir Violetta et il saurait bien la consoler. On le retrouverait, ce gentilhomme! Il se faisait fort de bouleverser Paris. Mais, que diable, après tant d’années de douleur, il pouvait bien un seul jour connaître le bonheur! Il souriait largement. Il donna un écu à une mendiante qu’il rencontra. Il allongeait le pas en fredonnant… Il eût voulu ne voir que du bonheur autour de lui…
Tout à coup, comme il venait de franchir le pont et qu’il rentrait dans Notre-Dame, il s’arrêta court. Un homme venait au-devant de lui… Et c’était une figure de malheur, une tête ravagée, vieillie, un corps courbé malgré la force et l’évidente noblesse des attitudes, comme si le poids des douleurs eût été trop lourd.
Une immense pitié envahit l’âme du bourreau qui murmura en pâlissant:
– Le père de Violetta!
C’était en effet le prince Farnèse!… Or, d’où venait-il?… Il sortait du logis de Claude…
Appelé dans la nuit par Fausta, il en avait reçu une mission. Et cette mission, il avait cherché à la remplir en même temps que la maison de Claude était envahie… Farnèse n’avait pas trouvé le bourreau. Peut-être sa mission devenait-elle dès lors inutile. Car il avait quitté le logis maudit en jetant une dernière malédiction contre l’homme qui lui avait pris sa fille…
– Il pense à son enfant! se dit Claude en l’apercevant. Pauvre homme! Comme il a l’air triste!… Voyons!… En ce jour de si radieux bonheur, pour moi, est-ce que je ne puis pas faire une bonne action?… Est-ce que je ne puis pas tout au moins lui dire… qu’elle est vivante., et qu’il espère!…
Soudain, la pensée lui vint que Farnèse était l’émissaire de la Fausta!… que si cet homme le voyait, Violetta était perdue peut-être!… Il voulut s’effacer, s’enfoncer dans une ruelle… trop tard! Farnèse l’avait vu! Farnèse l’avait reconnu! Farnèse venait à lui!…
Mais tout de suite, Claude se rassura… Non! Cet homme ne le menacerait pas! Cet homme ne portait en lui que le deuil et le désespoir… Farnèse s’était arrêté devant lui. Claude se taisait, humble devant cette tristesse qui écrasait son bonheur.
– J’ai reçu hier l’ordre de vous entendre en confession générale, fit Farnèse.
Claude tressaillit. Une bouffée de honte monta à son cerveau.
– Ainsi, songea-t-il tout au fond de sa conscience, c’est lui qui devait me donner l’absolution!… Pour le malheur que je lui apporte, il m’offre la réconciliation suprême avec le ciel!… Je lui ai volé sa fille, et lui me rend à Dieu!…
Il s’inclina très bas.
– Monseigneur, balbutia-t-il, je ne veux pas vous tromper… Depuis hier… cette nuit même… il s’est passé un événement qui fait que… peut-être… je n’ai plus droit à votre bénédiction!…
– Je dois vous entendre, dit Farnèse d’une voix étrange; peu importe ce qui a pu se passer. Puisque je vous trouve, venez!…
– Ô justice profonde du Seigneur qui nous voit et nous écoute! murmura Claude. Serai-je moins généreux, moi?… Ne ferai-je pas descendre un rayon de joie dans ce cœur?… Je recevrai ta bénédiction, cardinal! Et en échange, je transformerai ton deuil en allégresse: tu sauras que ta fille est vivante!…
Un inexprimable attendrissement noyait sa pensée…
Farnèse s’était mis en marche, comme s’il eût eu la certitude que Claude le suivrait, et, en effet Claude marchait à trois pas derrière lui, docile comme un enfant, songeant que, vraiment, la fin de ses malheurs et de ses terreurs était venue.
Par des ruelles détournées, Farnèse atteignait Notre-Dame. Maître Claude y entra à sa suite. Farnèse le conduisit jusqu’à un confessional et dit:
– Attendez-moi là… préparez votre conscience au grand acte…
Claude tomba à genoux et murmura:
– Mon Dieu, Seigneur! N’est-ce pas que je ne puis pas me séparer de mon enfant! N’est-ce pas que je puis la garder!… N’est-ce pas que c’est assez que je dise à votre ministre qu’il ne doit plus pleurer, et que, plus tard, il reverra l’enfant!… Seigneur, laissez-la moi pour quelques années… quelques mois seulement!…
Farnèse avait disparu dans la sacristie, il y était entré cavalier; il en sortit cardinal… Lorsque Claude le revit soudain traversant la vaste nef silencieuse et obscure, il tressaillit. Farnèse en cavalier était un admirable gentilhomme. Farnèse en cardinal était, dans toute sa majesté imposante, ce que pouvait alors représenter ce mot: un prince de l’Église… Il portait, avec une dignité gracieuse et hautaine à la fois, la robe rouge aux plis harmonieux; son attitude, sa démarche, son port de tête imposaient le respect et l’étonnement. Il semblait que ce cadre énorme, sévère et grandiose des voûtes de Notre-Dame eût été fait pour lui. Il était l’acteur prestigieux qui se meut dans un prodigieux décor.
Claude le reconnut à peine. Il trembla. Le sens de la religiosité s’élargit en lui, le domina, et il éprouva à l’approche du cardinal un trouble profond fait de crainte et de vénération.
Farnèse, en passant devant le maître-autel, fléchit le genou, peut-être autant par une faiblesse physique que par devoir religieux. Une sorte de gémissement sourd s’échappa de ses lèvres, et il baissa les yeux, n’osant regarder ces marches en travers desquelles était tombée Léonore…
«Ah! cette horrible matinée du jour de Pâques de l’année 1573!…»
Il la revécut, en cette seconde, avec l’effroyable intensité d’un cauchemar… Il se revit devant cet autel, faisant les gestes imposés par la tradition, mais songeant uniquement à elle… Son cœur brûlait d’amour, et son âme, avec une terreur insurmontable, envisageait la catastrophe.
Léonore allait être mère!… Léonore comptait que dans ce jour même il parlerait au vieux baron de Montaigues!… Et tandis que la noble assemblée silencieuse suivait ses mouvements, lui se demandait comment il allait fuir…
Fuir! Gagner Rome! Abandonner sa mission de légat! S’ensevelir à jamais dans quelque couvent!… Et comme cette pensée l’apaisait, il se retournait pour présenter l’ostensoir d’or à la foule recueillie. Et il voyait Léonore!…
Livide de ces souvenirs, avec un rauque soupir, il se dirigea vers Claude agenouillé, là-bas, dans le grand confessionnal à la vaste architecture… Et alors, ce fut un autre sentiment qui se déchaîna en lui! Ce fut une autre scène qui se présenta à son imagination!… Il revit le gibet de la place de Grève!… Il revit le bourreau s’emparant de son enfant!…
Une enfant… une fille! C’est-à-dire la possibilité de vivre, d’aimer encore, de réparer peut-être… Non! rien de tout cela n’avait été… Il se revit courant chez Claude, le suppliant, sanglotant à ses pieds… Il entendit le bourreau lui répéter:
– Votre fille n’a vécu que trois jours…
Et l’affreuse parole de mort, Claude l’avait répétée la veille. Cet homme avait laissé mourir sa fille… l’avait tuée peut-être?… Qui savait!… Et ce sentiment qui grondait dans l’âme de Farnèse au moment où majestueux dans les plis de sa robe rouge, il marchait vers Claude prosterné, c’était la haine…
Oh! faire souffrir cet homme comme il avait souffert, lui… Lui rendre douleur pour douleur, désespoir pour désespoir. Le tenir pantelant, sanglotant, suppliant à ses pieds, comme lui-même avait supplié et sangloté…