L’enfant, rudement poussée, était tombée s’écorchant le front; elle n’avait rien vu de la hideuse tragédie: Belgodère, accroupi sur la poitrine de la malheureuse Simonne, ses doigts de fer incrustés à sa gorge… Lorsqu’elle se releva, déjà le sacripant debout, sombre, étonné de son crime, reculait et grommelait:
– J’ai serré un peu fort, peut-être! Et puis, je n’ai rien tué, moi! La mort était là qui rôdait, je l’ai aidée… Voilà tout!
Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne blanche comme cire.
– Morte! râla-t-elle. Ma mère est morte!…
– Elle dort, grogna le bohémien. Allons, dors bien, la Simonne, dors ton grand sommeil…
– Morte! répéta l’enfant dont les larmes tombaient une à une sur le cadavre.
– Et moi, je te dis qu’elle dort! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors! Au travail.
Violetta s’abattit sur ses genoux et se prit à sangloter:
– Ô pauvre, pauvre maman Simonne, vous n’êtes donc plus! Vous abandonnez donc votre petite Violetta! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras? C’est vrai que tout est fini? Vous me laissez donc seule devant la douleur et l’effroi?… Quand je me réfugiais sur vos genoux et que nous pleurions ensemble, il me semblait que moins amères étaient mes larmes et que votre sourire me protégeait contre le mauvais sort de ma vie! Et vous n’êtes plus!… Je n’avais plus de père… Voici que je n’ai plus de mère!…
À ce moment, la bohémienne Saïzuma, spectre rigide, apparut à l’entrée de la roulotte. Drapée dans les plis sculpturaux de son costume étoilé de médailles de cuivre, masquée de rouge, sa rayonnante chevelure blonde dénouée sur ses épaules, Saïzuma entra de son pas toujours égal, et sans paraître voir ni Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s’asseoir dans le fond. Alors un long frisson l’agita, et elle murmura:
– Pourquoi cet homme m’a-t-il regardée?… Pourquoi l’ai-je regardé, moi?… Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs fixés sur moi? Oh! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée! Percer l’opaque brouillard de mes souvenirs!… Seigneur! quelles visions d’horreur palpitent sur le cadavre de mon âme morte!…
D’un geste de folie, elle pressa son front à deux mains; et comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, le laissa tomber sur ses genoux… son visage fut visible! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, immuables, sa pâleur de lys qui meurt, ses yeux sans vie où brûlait seulement la flamme d’un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté qui n’était semblable à aucune autre beauté, avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d’infiniment doux et d’inconcevable…
Violetta, de sa voix pure brisée de pleurs, répandait sa douleur. Elle sanglotait doucement, sans bruit, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu’elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s’accompagnait d’habitude et grommela:
– En voilà assez! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t’attend! Des seigneurs, des ducs, des princes: noble compagnie, bonne récolte!
Violetta se releva, sans paraître avoir entendu.
– Adieu, murmura-t-elle, adieu, pauvre maman Simonne! Je ne vous verrai plus! Vous allez vous en aller toute seule au cimetière. Toute seule… Sans une fleur sur votre cercueil… puisque votre enfant n’a que des larmes à vous offrir…
Cette pensée soudaine qu’on allait dans quelques heures, emporter sa mère et qu’elle était trop pauvre pour déposer seulement un bouquet sur la tombe, cette idée du cercueil s’en allant par les rues sans une malheureuse rose de souvenir, comme un cercueil de pestiférée ou de damnée, cette vision bouleversa l’enfant, et fit déborder le deuil de son cœur: elle frémit et un sanglot plus atroce déchira sa gorge.
– Ah çà! vociféra Belgodère. Vas-tu aller chanter, par tous les diables!
Violetta le regarda, affolée; elle joignit les mains dans un geste d’horreur.
– Chanter! râla-t-elle. Chanter quand ma mère morte est là encore! Oh! tuez-moi plutôt!
Le bohémien la saisit rudement par le bras, se pencha sur elle, et d’une voix blanche de fureur:
– Écoute bien, la chanteuse! Je ne te tuerai pas…, car on t’attend… des princes, des ducs, te dis-je! Seulement choisis; ou tu vas prendre ta guitare et faire entendre ta jolie voix ou je me mets à fouetter… ta mère!
En même temps, le bandit saisit un fouet à chiens… Violetta jeta un cri d’épouvante insensée. Elle eut, autour d’elle, ce regard de la biche aux abois, qui exprime plus que de la douleur, plus que du désespoir… et ce regard s’arrêta sur Saïzuma!…
Belgodère, avec un sinistre ricanement, leva le fouet sur la morte!… La jeune fille courut à la bohémienne, lui saisit les deux mains, et d’une voix étranglée:
– Madame! Madame! Défendez-la! Protégez-la! Elle est morte, madame! Souvenez-vous qu’elle vous a soignée! Oh! elle ne m’entend pas! Allez-vous laisser frapper une morte?… Ma mère!…
– Qui parle ici de mère? dit la bohémienne, hagarde. Est-ce qu’il y a des mères! Est-ce qu’il y a des enfants!…
– Pitié, madame! Cet homme vous écoute et vous craint! Un mot! Dites un mot!
– Attention! hurla Belgodère. Décide-toi!
Violetta se tordit les bras.
– Oh! cria-t-elle affolée, vous n’avez pas de cœur, bohémienne!
– Pas de cœur! dit sourdement Saïzuma. Il est perdu, mon cœur… J’en avais un… Il est resté là-bas… dans l’immense église… Jeune fille, écoute! Prends garde à l’évêque voleur de cœurs!…
– Misérable folle! sanglota l’enfant. Tu ne veux rien faire pour ma mère! Eh bien, écoute à ton tour! moi, la fille, je te maudis! Entends-tu! Maudite sois-tu! par moi!…
Saïzuma éclata de rire!… Et lentement, elle remit son masque rouge sur son visage… Violetta se tourna vers le bohémien au moment où il laissait retomber le fouet… Elle bondit… Ce fut elle qui reçut le coup sur ses épaules…
– Grâce, Belgodère! Je t’obéirai… j’irai chanter!…
– À la bonne heure! dit froidement le sacripant qui tendit la guitare à l’enfant.
Elle la saisit lentement d’un mouvement de désespoir concentré, et le visage ruisselant de larmes, murmura:
– Chanter!… Près du corps de ma mère!… Ô ma pauvre maman, pardonne-moi ce sacrilège… Obéir!… Chanter devant cette foule pour gagner quelques pièces de monnaie… un peu d’argent!… De l’argent! ajouta-t-elle en tressaillant soudain, illuminée par une profonde et touchante pensée. Mais avec de l’argent… je pourrais… oh! ma mère!… oui!… J’irai chanter!… Mais dût le bohémien me tuer, ce sera pour t’acheter un bouquet… ce sera pour fleurir ton pauvre cercueil!…
Elle s’inclina rapidement, baisa la morte au front, et s’élança au-dehors. Belgodère, lui jetant un regard de terrible joie, grinça entre ses dents:
– Va, fille de bourreau! Cours au piège que je t’ai tendu! Guise t’attend! Demain tu seras infâme! Et ton infamie de ribaude jetée par moi dans la couche du soudard, nul autre que moi ne la dira à ton père!… Ah! maître Claude! Ah! bourreau! C’est moi qui deviens ton bourreau! Chacun son tour!