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– Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchée partout excepté dans l’ombre du château Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour deviner ma retraite, il oubliera de regarder à ses pieds.

– Bien joué! fit Pardaillan qui ne put s’empêcher de rire.

Et pourtant, il éprouvait un exprimable malaise. Cette femme si belle en vérité, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue, méditai quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont de Blois, avait senti, ne fût-ce qu’un instant, battre son cœur… Fausta ne lui inspirait maintenant qu’une sorte de répulsion. Il eût beaucoup donné pour n’être pas venu, et il se mêlait une vague terreur aux sentiments qu’il dissimulait soigneusement.

– Chevalier, reprit Fausta avec une douceur qui était comme accablante, lorsque j’ai su que vous aviez tué le duc de Guise, lorsque j’ai compris que vous étiez une de ces forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j’ai cru que ma destinée était finie. Sur le pont de Blois, j’ai voulu mourir, et vous m’avez arrachée à la mort. Dans cette heure-là, chevalier, il s’est passé entre nous un événement grave… et sur cet événement, j’ai rebâti mon avenir. Je vais donc, comme à mon associé, comme à celui pour qui désormais je ne dois rien avoir de secret, révéler mon plan tout entier… Ne protestez pas, taisez-vous… Quand j’aurai parlé, vous direz oui ou non…

– En ce cas, j’écoute, madame, et, quoi qu’il arrive, vous pouvez compter que vos secrets seront aussi en sûreté dans ma tête que dans votre propre cœur…

Fausta se recueillit une minute, puis fixant son regard de flamme sur le chevalier:

– Voici, dit-elle. J’ai un peu partout, en Italie, des amis puissants. Épars, disséminés, découragés par le triomphe de Sixte, ils deviendront une formidable armée prête à tout entreprendre si je remporte ici une seule victoire. À Rome, deux mille hommes d’armes sont prêts à former le premier noyau de cette armée, et j’ai des intelligences dans le château Saint-Ange même. Que Sixte vienne à mourir…

Pardaillan fit un mouvement.

– Ou simplement que je m’empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maîtresse absolue de la situation. Chevalier, j’ai compté sur vous pour prendre Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre et me l’amener ici. Ni l’argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener à bien cette tentative. Vous paraît-elle possible?

– Tout est possible, madame.

– Bien, dit Fausta, dont l’œil s’illumina d’un éclair. Une fois Sixte pris, avec mes deux mille reîtres, vous tenez Rome, et moi je prends possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors et m’amènent chacun leur contingent: au bout d’un mois, nous avons dans la campagne romaine une armée que j’évalue à trente mille fantassins, quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armée, chevalier, je puis rentrer en France et y prendre une décisive revanche… mais à cette armée il faut un chef. Ce chef, je l’ai trouvé: c’est vous… Voilà pour le moment. Ce n’est là que le premier plan du tableau que je vous découvrirai tout entier lorsqu’il en sera temps. Que dites-vous de cela?

– Je dis, madame, que tout est possible, répéta Pardaillan, mais cette fois avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au cœur par un doute effroyable.

Elle demeura quelques instants plongée dans une sombre rêverie. Puis, lentement, elle reprit:

– Tout cet échafaudage est bâti sur un sentiment…

«Nous y voici, attention!» songea Pardaillan.

Fausta se leva. Elle tremblait légèrement. Elle était pâle. Des paroles qu’elle eût voulu dire et qu’elle renfonçait se pressaient sur ses lèvres. Enfin, prenant une soudaine décision:

– Chevalier, dit-elle, tout dépend de la réponse que vous devez me faire. Cette réponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le vôtre sont assurés. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France et nous serons à jamais séparés… oh! taisez-vous, maintenant… trois jours… encore trois jours de rêve…

Elle allait se laisser entraîner. Elle se domina, et, plus froidement, ajouta:

– J’ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernières dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour réfléchir avant de vous engager… dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier… adieu!

À ces mots, elle disparut derrière une tenture, et Pardaillan vit entrer Myrthis qui lui fit signe de la suivre. Il obéit, étourdi de ce qu’il venait d’entendre. Quelques minutes plus tard, il était dans la rue et regagnait l’auberge du Franc-Parisien.

– Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et enfermé dans sa chambre. La tigresse est restée tigresse. J’aurais dû m’en douter… Trois jours! Je ferais bien de les mettre à profit pour prendre du champ… Bah! J’aurais l’air de fuir!…

Cependant, Fausta s’était jetée sur un lit de repos, et la tête enfouie dans les coussins, livide de l’effort qu’elle venait de faire pour se contenir, grondait:

– Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!… Oh! oui, qu’il réfléchisse, car c’est sa vie qui est en jeu! Qu’il réfléchisse et prenne garde! Car maintenant, c’est moi qui le tiens!…

Que se passa-t-il au Palais-Riant pendant ces trois journées? Quels préparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?… Dans le courant du troisième jour, d’étranges allées et venues se produisirent au rez-de-chaussée. Le soir venu, les vingt serviteurs qui étaient enfermés dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d’un lieu pestiféré, et s’éloignèrent en hâte. Dans le Palais-Riant, il n’y eut plus que Fausta et sa suivante Myrthis.

Environ une demi-heure après le départ des serviteurs, c’est-à-dire au moment où la nuit commençait à étendre ses voiles sur la Ville éternelle, Pardaillan, selon sa promesse, se présenta à la petite porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois, on lui fit monter un escalier dérobé, et on le conduisit au premier étage. En sortant de son auberge, Pardaillan avait dit à son hôte:

– Préparez-moi ma note, car je partirai demain matin au point du jour.

– Quoi! s’était écrié le Parisien, monsieur nous quitte déjà? Mais Monsieur n’a encore rien vu!

– Pardon, mon cher hôte, j’y ai vu et vais revoir le monument le plus curieux non seulement de Rome, mais de toute l’Italie. Ainsi, veillez à ce que l’avoine soit donnée demain à mon cheval dès cinq heures du matin…

Et Pardaillan avait pris à pied le chemin du Palais-Riant.

XLI FIN DU PALAIS-RIANT

– Madame, dit Pardaillan lorsqu’il fut en présence de Fausta, je vous dois une explication aussi franche que celles que nous avons eu déjà à diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je reprendrai la route de France. Maintenant, j’ajoute: pendant ces trois jours, je me suis interrogé en toute conscience à l’égard des offres que vous avez bien voulu me faire, et à toutes mes questions je me suis répondu non. C’est ce non qu’il faut que je vous explique. Vous allez sans doute me demander: «Alors, qu’êtes-vous venu faire à Florence d’abord, à Rome ensuite?» Et c’est aussi ce que je n’ai pas manqué de me demander. Je ne fais donc que vous répéter la réponse que je me suis donnée. La voici: je suis venu à vous parce qu’il m’avait semblé sur le pont de Blois, d’abord, et ensuite chez ces pêcheurs de la Loire à qui vous fîtes un si magnifique présent, il m’avait semblé, dis-je, qu’un bouleversement s’était fait en vous, et qu’un rayon de lumière avait enfin pénétré les ténèbres de cette âme que je ne comprends pas. Et alors, je m’étais dit que la simple et loyale parole d’un ennemi devenu votre ami, d’un adversaire devenu votre dévoué serviteur, pouvait achever peut-être l’œuvre qui s’ébauchait en vous. J’avoue que j’ai été d’une outrecuidante fatuité. J’ai mal vu. J’ai mal pensé. J’ai conclu à tort que j’avais sans doute une influence sur votre esprit, et que vous ramenant fraternellement à la bonté, je pouvais éviter bien des malheurs à vous-même et à d’autres. Ce sont ces fraternelles paroles, madame, que j’étais venu vous dire. Or, votre seul aspect m’a prouvé que j’étais dans l’erreur et m’a glacé. Vos paroles m’ont convaincu que Fausta est plus que jamais Fausta. Et alors, excusez-moi, madame, vous recommencez à m’effrayer, je recommence à ne plus vous comprendre, et ce que j’avais pris pour un rayon de soleil pénétrant votre âme, n’était que l’éclair de foudre des pensées nouvelles que vous méditiez… Maintenant, madame, je vous dois des raisons. Non, je n’irai pas au château Saint-Ange pour m’emparer de Sixte. Non, je ne commanderai pas vos deux mille reîtres pour tenir Rome sous votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l’armée que vous comptez rassembler. Et les raisons, les voici: je ne vous donne pas de défaite; je ne vous dis pas que je me sens fatigué ou indigne de commander une armée. Je vous donne dans leur simplicité les raisons de mon cœur: j’ai horreur, madame, de ces gens qui se mettent à la tête de cinquante ou soixante mille hommes pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrées comme des météores après le passage desquels il n’y a plus que dévastation. Si bonne que soit leur cause, s’il y a seulement une pauvre fille ou un malheureux paysan qui souffre et meurt, c’est une cause maudite. J’ai donc toujours maudit ces gens-là, madame, ayant horreur de ce qui tue. Madame, toute ma sympathie et toute ma pitié vont au pauvre diable dont le sang va couler, et je considère que l’auréole du conquérant, rouge de sang, est un carcan de gloire plus hideux que le carcan d’infamie des gens qu’on expose au pilori. Ce n’est pas tout, madame: j’ai aussi horreur de commander, et puisque j’éprouve une joie infinie à faire ce que je veux, je suppose que, bâti sur le même modèle que les autres hommes, je ne dois pas les empêcher de faire ce qu’ils veulent.