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L’instant d’après, il se trouva accroché au rebord inférieur de la fenêtre…

Il avait franchi l’abîme! Il avait sauté! Comment? par quelle prodigieuse détente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel élan de folie admirablement calculée?…

Il était sur la fenêtre…

Au dehors, à ses pieds, très loin, une foule énorme grouillait, et ce fut, à ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime, exorbitant, mystérieux et flamboyant de Rome, des clochers, des coupoles, des colonnes, des temples aux arêtes de pourpre dans la nuit noire… En dedans, c’était la cage de l’escalier, la fournaise, le palais qui flambait, les torrents de fumée noire et rouge, les crépitements, les tumultes de l’effroyable bataille du feu, les grondements de tonnerre des pans de murs qui s’abattaient… la fin, la destruction de ce qui avait été le Palais-Riant!…

Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui régnait le long des fenêtres à l’extérieur. Il respirait à pleins poumons.

Adossé au mur brûlant, la face tournée vers le vide, il avançait de côté… il allait… il s’écartait du foyer central… de plus en plus, le sang-froid lui revenait… il ne regardait pas le vide, il ne regardait rien… Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche, et ayant jeté les yeux un instant à ses pieds, il vit qu’il dominait le Tibre…

– Je suis sauvé, murmura-t-il. Et je veux que le diable m’étripe si dorénavant je ne me défie pas des femmes comme me le recommandait mon pauvre père!…

Il était sauvé en effet!… Cette partie du Palais-Riant n’était pas encore atteinte par les flammes; à la première fenêtre qu’il rencontra, Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu’il descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallée dont la porte du fond donnait sur le Tibre…

Il se jeta à la nage… Dix minutes plus tard, il abordait à une sorte de petit quai, et un quart d’heure après il rentrait à l’auberge du Franc-Parisien; tout le monde avait été voir l’incendie. Pardaillan put se glisser jusqu’à sa chambre, sans être vu…

Il se mit au lit et, presque aussitôt, s’endormit d’un sommeil de plomb.

Pardaillan fut réveillé à cinq heures du matin par l’hôte en personne qui, avec le sourire spécial de tous les hôteliers dans l’exercice de leurs fonctions, lui présenta sa note. Le chevalier l’envoya lui procurer un pourpoint, une rapière et un chapeau. Le Parisien s’acquitta de ces commissions et revint avec une cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en expliquant qu’il avait, dans la nuit, perdu ces objets de nécessité en se défendant contre une troupe de malandrins.

– Monsieur n’a pas vu le feu? demanda l’hôte, qui assistait au grand lever du chevalier.

– Non, dit Pardaillan, mais voici les dix écus et trois livres que porte votre note. Et maintenant voici un noble d’or pour que vous me racontiez l’incendie, car vous contez à merveille…

– Ah! monsieur, fit le Parisien courbé en deux, c’est là un compliment qui vaut dix nobles à lui tout seul.

Et l’hôte se lança dans un pittoresque récit que Pardaillan écouta très attentivement.

– Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous que ce palais qu’on croyait désert depuis Lucrèce Borgia était habité… et qui plus est, habité par un personnage considérable, une femme… une femme, monsieur, sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui était une façon de rebelle, en révolte ouverte contre l’autorité de notre Saint-Père…

– Vous dites «qui était».

– C’est que cette femme a péri dans les flammes, monsieur, à ce que tout le monde assure.

Pardaillan se détourna vivement, tandis que l’hôte continuait son élégante narration.

Le chevalier avait senti qu’il devenait tout pâle. Ainsi Fausta était morte!… Morte de cette mort effrayante dans le brasier allumé par elle pour lui!… Pendant quelques minutes, Pardaillan demeura pensif, donnant un dernier souvenir à celle qui avait voulu le tuer, mais qui l’avait aimé. Puis, il secoua la tête en murmurant:

– Morte Fausta, mort le passé… tâchons de regarder dans l’avenir! Lorsqu’il fut à cheval, l’hôte lui offrit lui-même le coup de l’étrier, un verre d’un certain vin de Bourgogne qu’il gardait pour les grandes circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le chemin du retour.

Fausta n’était pas morte. Au moment où Pardaillan s’éloignait de Rome, elle était enfermée et gardée à vue dans une chambre du château Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, après avoir mis le feu aux fascines accumulées au rez-de-chaussée, était sortie en fermant les portes, selon les instructions qu’elle avait reçues et avait attendu sa maîtresse, devant une porte basse de l’aile gauche que le feu ne pouvait que difficilement gagner. L’incendie se déclara. La foule accourut, et, naturellement, se porta vers la façade où le feu était dans toute sa force. La suivante vit bien quelques louches figures rôder autour d’elle, mais dans l’angoisse de ce qui allait se passer, elle n’y prêta aucune attention. Cependant, peu à peu, le feu commençait à gagner l’aile gauche, et Myrthis se désespérait lorsque la porte basse s’ouvrit, Fausta parut, et rejoignit aussitôt Myrthis.

À ce moment, ces gens qui avaient rôdé autour de la suivante s’approchèrent vivement, enveloppèrent les deux femmes, et l’un d’eux, passant sa main sur l’épaule de Fausta, lui dit à voix basse:

– Vous êtes la princesse Fausta! Depuis huit jours, nous surveillons le palais. Au nom de Sa Sainteté, madame, je vous arrête. Veuillez nous suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous entendre avec le Saint-Père.

Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menaçant où l’incendie mettait l’effroyable splendeur de son immense lueur de brasier… en même temps, elle fut entraînée.

XLII VENTRE-SAINT-GRIS!…

Pendant la première étape, Pardaillan se sentit accablé de tristesse en pensant à la mort affreuse de Fausta, et cette tristesse était, en somme, une suprême générosité, car tout bien compté, Fausta, par divers moyens plus ingénieux les uns que les autres, avait par cinq fois essayé de l’occire.

Pardaillan était généreux, mais il était juste. Il résulta de cette générosité qu’il fut triste pendant la première étape, et il résultat de cette justice, qu’à la deuxième étape, il commença à se morigéner au sujet de cette tristesse.

Plus il s’éloignait de Rome, plus il reprenait cet esprit d’insouciance raisonnée qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu’il rentra en France, la scène du Palais-Riant ne vivait plus en lui que comme un rêve lointain qui s’efface de plus en plus. D’ailleurs, les étranges nouvelles qu’il recueillait en route, à mesure qu’il avançait, suffisaient à elles seules à donner un nouveau cours à ses pensées.

Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait été proclamé roi de France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu’Henri III était aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur avec une forte armée, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Évreux, Lisieux, Saint-Lô, Alençon et d’autres villes étaient en état de révolte armée contre le roi légitime; bref, le royaume était à feu et à sang, et la grande bataille, la bataille définitive commençait pour savoir à qui serait ce royaume.