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– Sire, continua le chevalier, vous avez une armée très forte par le nombre, par l’ordre qui y règne et par l’enthousiasme de vos soldats. Sûrement, ces officiers que j’ai vus et ces soldats déguenillés, avec leurs becs d’aigles et leurs yeux luisants sont capables de se faire tuer jusqu’au dernier autour de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquérir le royaume de France, ou, l’ayant conquis, de vous le garder.

– Pourquoi, monsieur?… dit le roi qui suivait avec une profonde attention.

– Parce qu’une armée telle que la vôtre peut détruire une armée, celle d’Henri III, par exemple, puis une autre armée, celle de M. de Mayenne, puis d’autres armées encore. Mais plus elle en détruira, plus il y en aura à détruire. Si bien qu’à la fin, il ne vous restera plus de soldats, à moins que vous ne détruisiez jusqu’au dernier paysan de France, et alors, sur quoi régnerez-vous?

– Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?

– Parce que vous vous heurtez à une passion, à la plus terrible, à la plus irréductible des passions: la passion religieuse.

Le Béarnais poussa un soupir et baissa la tête.

– Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majesté m’a compris. Je dis donc que votre armée de huguenots pourra vous gagner des batailles tant que vous voudrez, mais que derrière vous, les morts se lèveront du champ de bataille; qu’elle peut vous gagner des villes, mais que vous parti, les villes se révolteront. Parce que vous êtes le roi des huguenots!

– C’est d’une politique simple et large comme toute politique de vérité. Vous avez raison, monsieur. Jamais je ne régnerai en France.

– Si fait, sire, vous régnerez, mais à deux conditions. La première: Henri de Valois est au désespoir; il n’a plus que cinq ou six mille hommes autour de lui. Henri de Valois est condamné. Henri de Valois n’est plus qu’un fantôme de roi. Mais Henri de Valois, sire, représente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Même si on le découronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois disséminés un peu partout sur la surface du royaume. Si demain Henri de Valois déclarait que le chevalier de Pardaillan est apte à lui succéder, demain j’aurais cinq cent mille partisans même parmi les ennemis de Valois. Si Henri III déclare que vous êtes apte à lui succéder, s’il vous désigne, demain, sire, la moitié de la France sera pour vous.

– Monsieur, dit le Béarnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m’expliquez avec une aveuglante clarté des choses que je me suis dites mille fois avec des réticences. Mais, enfin, pour que Valois me désigne, que faudrait-il faire?

– Profiter de sa situation embarrassée pour lui offrir une aide spontanée; aller le trouver et lui dire: «Mon frère, vous êtes malheureux, je viens à votre secours; vous n’avez pas de soldats, je vous amène les miens.»

– Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture?

– J’en réponds.

– Monsieur, soyez franc. La minute est solennelle. Oui ou non, venez-vous de la part d’Henri III?

– Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c’est bien assez. Mais je réponds que le roi de France vous accueillera avec des transports de gratitude et que dans sa joie, dans sa haine contre Mayenne, il vous désignera pour son successeur… et Henri III, sire, est bien malade.

– Oh! si j’en étais sûr, murmura le Béarnais dont le front était inondé de sueur.

– Sire, je m’engage à vous accompagner jusqu’auprès d’Henri III. Si vos offres sont repoussées, je consens à être passé par les armes!

– Soit!… Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l’allié du roi de France. Il me désigne. Il meurt. J’ai pour moi la moitié de la France, comme vous disiez. Mais l’autre moitié! Devrai-je donc passer ma vie à faire la guerre civile?

– La guerre civile cessera quand l’autre moitié de la France vous acceptera; et cette deuxième moitié vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquillement le chevalier.

– Comment! comment! s’écria le Béarnais avec impétuosité.

– Je vous ai dit, sire, que vous régneriez moyennant deux conditions. Je vous ai exposé la première. Voici la seconde: moi, sire, je suis honteux de l’avouer, je ne suis ni huguenot ni catholique, j’en parle donc fort à mon aise. Sire, quand vous aurez été proclamé roi de France, quand vous aurez la moitié de la France pour vous, quand vous aurez déchaîné la guerre civile pour conquérir l’autre moitié, quand vous aurez bien constaté que la guerre civile n’avance pas vos affaires et que Paris demeure irréductible, alors, sire, vous vous ferez catholique.

– Jamais! dit le Béarnais avec plus de force apparente que de conviction réelle.

– Pardon, sire, dit Pardaillan, je croyais que vous vouliez régner! Mettons que je n’ai rien dit.

– Renoncer à la religion de mes pères!…

– Pour assurer une couronne à vos enfants.

– Capituler ainsi devant ces Parisiens!…

– Eh! sire! Paris vaut bien une messe!

– Ventre-saint-gris! fit le Béarnais en éclatant de rire. Je répéterai le mot!…

– Quand vous irez à Notre-Dame!…

– Chut!… Ne parlons pas de cela… Parlons des secours que je puis porter à Henri III. Quant à me faire catholique, je verrai cela à la dernière minute. En attendant, huguenot je suis, huguenot je reste.

«Bon! pensa Pardaillan. Il est déjà converti. Et dire que le dernier garde d’écurie de ce roi se ferait hacher menu plutôt que de renoncer à la religion de ses pères, comme il disait!»

– Monsieur, reprit le roi, vous êtes mon hôte pour quelques jours. Je vais expédier M. d’Aubigné au camp du roi de France.

«Bon!… Il me garde prisonnier. Mais je m’en irai si je veux… Oui, mais je veux voir la fin de la comédie.»

– Sire, ajouta tout haut Pardaillan, j’accepte l’hospitalité que Votre Majesté veut bien m’offrir jusqu’au moment où elle se sera entendue avec l’autre Majesté…

Le Béarnais eut un de ces sourires aigus qui illuminaient sa figure astucieuse. Il jeta un appel. Un officier parut.

– Monsieur du Bartas, dit-il, je vous confie M. le chevalier de Pardaillan qui était des amis de Mme d’Albret et qui est des miens. Traitez-le donc de votre mieux, c’est-à-dire comme vous me traiteriez moi-même.

Une heure plus tard, Agrippa d’Aubigné partait pour le camp d’Henri III porteur des propositions d’alliance du Béarnais. Le lendemain soir, il était de retour et apportait la réponse de Valois: le roi de France donnait rendez-vous au roi de Navarre au château de Plessis-lez-Tours.

La nouvelle se répandit aussitôt dans le camp huguenot. Le Béarnais prit immédiatement ses dispositions. Il annonça qu’il partirait avec vingt officiers et cent hommes d’armes. Le reste de l’armée suivrait sans se hâter. Il y eut un conseil de guerre où tous les conseillers s’efforcèrent de prouver à Henri de Béarn qu’il courait à un guet-apens où il laisserait sa vie. Mais le roi tint bon et, le lendemain, partit avec la faible escorte qu’il avait indiquée, tandis que son armée s’ébranlait lentement. Pardaillan trottait parmi les officiers du roi qui, parfois, l’appelait près de lui et l’interrogeait.

Lorsqu’on arriva devant le château de Plessis, on vit que toute l’armée d’Henri III était campée là. Les officiers frémirent et, plus que jamais, conseillèrent au roi de s’abstenir.