– Hélas, madame! dit Pardaillan.
– Moi aussi, continua Fausta, moi aussi, par les printemps embaumés, par les soirs chargés de mystérieuse beauté, moi aussi, jeune, belle, adulée, je me disais: «N’aimerais-tu pas? Laisserais-tu s’écouler le printemps de ta vie sans cueillir la fleur qui, sur tous les chemins, se penche vers toi? Non, tu n’aimeras pas comme les autres femmes. Tu monteras plus haut que ces étoiles, plus haut que ce ciel dont l’œil humain n’ose mesurer la hauteur et, dans ton orgueil de vierge, tu planeras au-dessus de l’humanité…» Voilà ce que je me disais, Pardaillan. Je t’ai vu, et d’une seule secousse violente et douce, tu m’as ramenée du ciel sur la terre…
Fausta se tut. Pardaillan baissa la tête, et après quelques secondes de silence, il dit doucement:
– Madame, pardonnez-moi ma simplicité d’esprit. Je ne suis qu’un coureur de routes, prenant de la vie, en passant, tout ce qui en est bon à prendre; j’ai le malheur de voir l’existence humaine comme une chose très simple et très belle que gâtent les chercheurs de complications: que chacun fasse ce qu’il veut en se gardant comme de la peste d’attenter à la volonté du voisin. À ce prix, je crois que l’humanité serait heureuse. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu’il est partout autour de vous?
– Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n’eût pas entendu, avec cette même voix de douceur désespérée, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensée mieux que jamais nul ne l’a connue. Or, écoute-moi. Tu m’as dit, tu me répètes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer à la domination sublime que je rêvais. Pardaillan, j’y renonce! Je ne suis plus qu’un être vivant parmi d’autres êtres. Je renonce à conduire Guise…
Le chevalier tressaillit et ne put s’empêcher de respirer.
– Je renonce à tout ce que j’avais lentement et patiemment élaboré. Demain, je dis adieu à la France. Je vais chercher au fond de l’Italie la paix, la joie, le bonheur et l’amour… mais…
Pardaillan frémit.
– Mais, continua Fausta, c’est toi qui me conduis!… Voilà ce que je t’offre… Là-bas, j’ai des domaines, des richesses. La vie nous sera miséricordieuse. Si tu veux, demain nous partons. Pardaillan, poursuivit-elle avec une espèce de fièvre, celle qui s’offre à toi ne s’offrira plus jamais ni à toi ni à personne. Cette minute est unique. (Elle rabattit, arracha plutôt son capuchon). Regarde-moi! Lis dans mes yeux que celle qui a rêvé une destinée surhumaine peut rêver un surhumain amour!…
Elle était belle!… non plus de cette beauté tragique et fatale qui inspirait autant d’effroi que d’admiration, mais d’une beauté de douleur, d’espoir et d’amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et palpitait. Pardaillan soupira et songea:
«Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de malfaisance!… Ô Loïse, ma pauvre petite Loïse! Tu n’étais pas habile aux sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus était plus sublime encore, puisqu’après tant d’années, c’est le souvenir de ton dernier regard qui me pénètre et me charme, tandis que la flamme de ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson!…» Madame, reprit-il, que voulez-vous qu’un pauvre aventurier comme moi réponde aux choses admirables que vous me dites? Ma réponse, madame, est dépouillée de toute beauté, je ne puis l’envelopper de paroles magiques. Que puis-je donc vous dire, sinon ceci que vous savez déjà: j’aimais une enfant, une jolie petite fille d’amour qui s’appelait Loïse. Elle est morte…
Pardaillan pâlit. Un râle roula dans sa gorge, et avec une douceur où son être entier paraissait se fondre, il acheva:
– Elle est morte… et je l’aime toujours… et toujours l’aimerai…
Il baissa la tête.
Fausta, d’un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage livide. Elle n’ajouta pas un mot et s’éloigna. Quand elle fut à quelques pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait… Alors une sorte de rage, une jalousie furieuse contre la morte éclata dans son cœur.
Oui, Pardaillan, sans s’en apercevoir, ayant oublié Fausta, Guise, Henri III et jusqu’à Maurevert, Pardaillan pleurait au fond de l’immense cathédrale. Peut-être par un phénomène de suggestion, l’amour de Fausta, ces étranges paroles qu’elle avait prononcées d’une voix brûlante, la situation où il se trouvait, les événements qui venaient de s’écouler, peut-être tout cela avait-il ébranlé son courage et rendu plus vivante, plus pénétrante l’exquise sensibilité de son pauvre cœur, si simple et si grand! Peut-être l’image de Loïse se présentait-elle à lui, dans cette minute que Fausta avait appelée unique, plus précise, plus vraie, mieux éveillée d’entre les morts… Il la voyait!… Et comme il savait qu’elle était morte, il pleurait… comme il avait pleuré jadis sur le lit de mort de la bien-aimée…
Lorsqu’il releva la tête, Pardaillan vit qu’il était seul et que Fausta s’en était allée. Il secoua la tête, et rapidement sortit à son tour.
Quant à Fausta, elle était rentrée dans le mystérieux hôtel qui, comme nous l’avons indiqué, se trouvait en face de l’auberge du Chant du Coq, c’est-à-dire cette petite auberge où Pardaillan et Charles d’Angoulême avaient pris leur logis.
Nul dans l’entourage de Fausta ne put se douter des émotions terribles qu’elle venait d’éprouver. Peut-être même, ces émotions, ne les éprouvait-elle plus, car rentrée dans la chambre qu’elle occupait, elle murmura froidement:
– Soit!… la lutte continue!… En fin de compte, la victoire doit me rester. Et pour commencer, frappons ce misérable moine qui a trahi!…
Elle saisit une plume et écrivit en hâte:
«Majesté, une amie dévouée du roi vous prévient qu’un moine de l’ordre des Jacobins, nommé Jacques Clément, est venu à Chartres pour tuer le roi. C’est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majesté n’ait pas été assassinée pendant la procession.»
Quelques minutes plus tard, un gentilhomme inconnu déposait cette lettre à l’hôtel de Cheverni et disparaissait aussitôt.
V L’AUBERGE DU CHANT DU COQ
Henri III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l’hôtel de M. de Cheverni où, s’étant débarrassé de sa chemise de bure et ayant revêtu les habits qu’il portait avec une grande élégance, il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes. Parmi eux se trouvaient Sainte-Maline, Chalabre et Montsery.
Le roi, de belle humeur, causait familièrement avec eux, tout en dirigeant contre une excellente volaille une attaque soutenue par les vins de Bourgogne qu’il affectionnait. Il faisait avec beaucoup de verve le récit de ce qui s’était passé à l’hôtel de ville et interrogeait ensuite Chalabre sur le séjour qu’il avait fait à la Bastille, lorsque tout à coup parut un envoyé de la reine-mère qui lui dit quelques mots à l’oreille.