– Amen! fit Marie de Montpensier en riant. Mais vraiment, messire, songez-vous que j’ai dû adresser la même prière au Seigneur lorsque dans la cathédrale de Chartres, au lieu de Jacques Clément, c’est le chevalier de Pardaillan que j’ai vu près de Valois?… Ne croyez pas que je vous en ai une rancœur… Sans quoi vous aurais-je fait transporter dans mon hôtel et soigné moi-même au risque de ma réputation?…
– La reconnaissance déborde de mon cœur, dit ardemment Jacques Clément; mais il n’est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongée de quelques jours… Ce qui ne s’est pas fait à Chartres, madame, se fera ailleurs…
Marie de Montpensier pâlit. Son rire frais et sonore se figea sur ses lèvres, et un éclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s’asseoir sur les genoux de Jacques Clément dont elle entoura le cou de ses deux bras. Ils étaient ainsi placés comme dans la nuit où le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes… comme dans la salle d’orgie du Pressoir de fer.
Jacques Clément, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l’amour monter à son front brûlant. Son cœur battit à grands coups sourds: il défaillait presque; la passion le faisait vibrer tout entier, et au fond de son âme, la terreur, la honte, le remords du péché mortel grondaient…
– Vraiment? murmura la séductrice, la jolie fée aux ciseaux d’or… vraiment? vous seriez prêt à frapper?… Ce n’est donc pas la peur qui vous a retenu à Chartres?…
– La peur? gronda Jacques Clément. Est-ce que je puis connaître la peur?… Plût au ciel que je puisse la connaître!… Non, non, madame ce n’est pas la peur qui m’a empêché de frapper Valois, car la vie me pèse et j’aspire au supplice qui vengera la mort du tyran… Ce n’est pas la pitié non plus, car ni lui ni les siens n’ont eu pitié des miens… Ce n’est pas le remords non plus, car c’est Dieu lui-même qui m’ordonnait de frapper.
– Alors… pourquoi?… fit Marie d’une voix mourante et en resserrant son étreinte.
– Pourquoi?… Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connaît sa suprême sagesse, car il a placé sur mon chemin le seul être qui pouvait saisir mon bras et me dire: Clément, je ne veux pas que tu frappes aujourd’hui!…
– Et cet être… cet homme?…
– Cet homme, madame! S’il m’ordonnait de tourner contre moi-même l’arme qui doit frapper Valois, je mourrais à l’instant! Cet homme, c’est le seul qui puisse disposer de ma volonté et de ma vie… car lorsque ma mère misérable, méprisée, douloureuse, souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitié de ma mère!…
– Votre mère? dit la duchesse étonnée. N’est-elle donc pas vivante et heureuse, retirée à Soissons où vous êtes né?…
Jacques Clément sourit.
– La femme de Soissons n’est pas ma mère, dit-il. Peut-être m’a-t-elle élevé… encore n’est-ce pas bien sûr… Ma mère est morte, madame. Et comme je vous l’ai dit, elle a souffert affreusement, et si elle a eu quelques heures de répit dans sa misérable existence, elle les a dues à l’homme que Dieu a interposé entre Valois et moi…
– Pardaillan! s’écria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration.
– Je n’ai pas dit que ce fût lui! fit sourdement Jacques Clément. Seulement, écoutez bien, madame: l’homme dont je parle a étendu sa main sur le roi de France, et dès lors le roi m’est sacré… Mais bientôt, dans quelques jours peut-être, cette main se retirera, cette protection s’effacera… et alors, je le jure sur Dieu qui me juge, sur ma mère à qui j’ai parlé là-bas dans le cimetière des Innocents, sur votre tête à vous qui êtes la source de mon bonheur, ce jour-là, le roi de France mourra de ma main!…
– Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois…
Et comme si, dès lors, elle n’eût eu plus rien à dire, elle se leva vivement, fit un geste gracieux et disparut, pareille à un sylphe.
Jacques Clément demeura seul, en proie à un trouble inexprimable. Jamais il n’avait éprouvé pareille angoisse de douceur et de passion. Il avait la tête perdue, et c’est en vain que se mettant à genoux, il commença à réciter les prières recommandées comme souveraines pour chasser le démon de la chair…
La journée se passa sans que la duchesse reparût. Il avait essayé de sortir, mais il avait trouvé les portes fermées. Il n’en ressentit d’ailleurs ni crainte ni contrariété. Peu à peu il reprit son sang-froid, n’ayant plus qu’une inquiétude: celle de retrouver le poignard sacré qui lui avait été confié par l’ange dans la chapelle des Jacobins…
Vers le soir, il se sentit quelque appétit, ce qui était bien naturel après le jeûne prolongé qu’il avait subi. La table était encore là, offrant en vins et en mets des restes que Pardaillan eût jugés fort estimables. Jacques Clément dîna donc tout seul, puis n’ayant rien de mieux à faire, se mit au lit. La nuit vint, assombrit la chambre et la remplit enfin de ses ténèbres.
Longtemps l’esprit de Jacques Clément erra au seuil des rêves. Il repassait les derniers événements qui l’avaient si violemment frappé… la fuite de Chartres, son entrée au cachot de pénitence, les tortures de la faim et de la soif, puis ce réveil dans la chambre même de celle qu’il aimait… le dîner en tête à tête… Où était le songe? Où était la réalité dans tout cela?
Peu à peu ces pensées diverses se fondirent, ces visions fusionnèrent; puis il n’eut plus conscience du monde vivant, et il tomba dans un profond sommeil… Rêve peut-être?… Chimère!… Il lui sembla tout à coup qu’une étrange sensation le réveillait… dans le lit, près de lui, se glissait une femme qui l’enlaçait de ses bras… il sentait, il reconnaissait son parfum préféré!… et soudain, il eut sur les lèvres l’impression violente et douce à en mourir d’un baiser d’amour…
Alors, il entrouvrit les yeux… Une pâle lumière voilée comme celle d’une veilleuse était éparse dans la chambre et indiquait mollement les contours des meubles… et à cette lumière, il reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier.
Il voulut balbutier quelques mots: elle étouffa ses paroles sous ses baisers… Une immense griserie monta au cerveau de Jacques Clément; un souffle ardent et encore inconnu de lui, le souffle vivant et puissant qui palpite dans tous les êtres, depuis la fleur jusqu’à l’homme, l’emporta sur ses ailes.
Lorsqu’il redescendit sur terre, lorsque, éperdu, il parvint à rassembler ses idées, il portait au cœur un souvenir impérissable, et il se murmurait à lui-même que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brûlantes de fièvre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie… il damnerait son âme.
Marie, en effet, avait disparu. La lumière s’était éteinte… mais les premières lueurs de l’aube blanchissaient les vitraux de la fenêtre.
Une soif ardente desséchait la gorge de Jacques Clément. Près du lit, près de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d’or, le saisit et but, reconnaissant le goût et la reposante fraîcheur de la boisson qu’on lui avait versée pendant son délire. Presque aussitôt après avoir bu, et à peine eut-il la force et le temps de reposer le gobelet lourdement sur la table, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses… et cette fois le sommeil était si profond qu’il ressemblait à la mort…