De rêve en rêve!… Jacques Clément vivait sans doute une partie d’existence dans le fantastique. Rêve ou réalité?… Oh! où était le rêve?… Où était la réalité?…
Il venait de se réveiller… Une étrange torpeur engourdissait ses membres et sa pensée… Il venait d’ouvrir les yeux qu’il promenait lentement sur ce qui l’entourait… Et ce n’était plus le cachot de pénitence!… Mais ce n’était plus le lit à colonnes d’ébène… la chambre de délice et de volupté…
Il était dans un lit étroit, sur une dure couchette. Les murs étaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargée de livres… Et il tressaillit violemment: sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur… c’était son poignard!… Et il reconnut qu’il était dans sa cellule du couvent des Jacobins.
Il se leva, s’habilla de son froc jeté au pied du lit sur un escabeau, car ses vêtements de cavalier avaient disparu. D’un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa… Puis il le remit dans la gaine qu’il trouva sur la table et l’accrocha à sa ceinture, sous le froc. Alors un profond soupir gonfla sa poitrine, et comme il sentait sa tête tourner, il s’assit au bord du lit, les yeux perdus dans le vague, évoquant l’autre chambre, l’autre lit… la vision de volupté… la créature d’amour qu’il avait tenue dans ses bras… rêve ou réalité?…
À ce moment la porte de sa cellule, entrebâillée selon la règle, s’ouvrit tout à fait, et le prieur Bourgoing parut. Jacques Clément se leva et s’inclina profondément.
– Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma bénédiction, mon frère. Vous voici donc debout? Cette mauvaise fièvre vous a donc quitté?… Ah! depuis dix jours que vous êtes rentré au couvent, que de soucis nous avons eus!…
– Depuis dix jours? fit Jacques Clément.
– Certainement, mon frère. C’est-à-dire depuis le soir où vous êtes revenu de ce voyage à Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur…
– Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres?…
– Et vous n’avez pas bougé de votre cellule, mon frère… Seulement, le délire ne vous a pas quitté; vous avez, comme on dit, battu la campagne… mais grâce au ciel, je vois que c’est fini…
– Tout à fait fini, mon digne père, répondit Jacques Clément pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question…
– Toutes les questions que vous voudrez, mon frère! dit Bourgoing en fronçant les sourcils.
– Une seule, Reverendissime Domine. Avant mon entrée au cachot… je veux dire avant mon délire, votre haute et sainte bienveillance m’avait accordé certaines libertés compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part…
– Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing: mais poursuivez, mon frère.
– Eh bien!, mon digne père, je voudrais savoir si vous me continuez encore cette même bienveillance; en d’autres termes, si je jouis encore des mêmes privilèges… des mêmes libertés…
– Toujours, mon frère, toujours! s’écria le prieur. Vous êtes libre d’aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et même sans m’en prévenir en cas de nécessité urgente. Car je sais que vous travaillez dans la vigne du Seigneur… Venez donc, mon frère, venez… Tous nos frères sont rassemblés à la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour à la santé et à la raison…
Jacques Clément suivit le prieur à la chapelle et alla s’agenouiller à sa place habituelle. Mais tandis que les moines attaquaient un cantique d’actions de grâce, lui, prosterné, sa tête pâle dans les mains, se murmurait:
– Où est le rêve?… Où est la réalité?…
VIII LE CALVAIRE DE MONTMARTRE
Nous avons laissé le chevalier de Pardaillan et le duc d’Angoulême sur la route de Chartres à Paris, arrêtés dans une pauvre auberge pour s’y restaurer de leur mieux, et surtout pour y laisser reposer leurs chevaux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin. Le jeune duc était sombre. Pardaillan paraissait insoucieux comme d’habitude.
En somme, le voyage à Chartres n’avait donné aucun résultat, du moins en ce qui concernait l’amour du pauvre petit duc qui se morfondait et entrait dans la phase du désespoir. En effet, la Fausta n’avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconté à Charles la scène de la cathédrale, et flegmatiquement ajouté qu’il n’avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohémienne était perdue. De là l’attitude découragée du jeune duc qui, les rênes flottantes, la tête penchée, laissait son cheval marcher au pas côte à côte avec celui de Pardaillan.
Quant au chevalier, il était allé à Chartres pour deux motifs: d’abord pour retrouver la piste de Violetta – et il n’avait pas réussi; ensuite pour arracher des mains de Guise le sceptre royal que le duc eût saisi aussitôt après la mort d’Henri III. Sur ce point-là, il avait remporté une éclatante victoire: Valois était vivant et Guise rentrait à Paris, en pleine déroute.
– Ah ça! monseigneur, dit à un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse et de soupirs?… Faites attention, monseigneur, que naguère vous étiez enfermé à la Bastille, et que moi-même j’étais dans la nasse de Mme Fausta… Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d’esprit, parfaitement capables de réaliser l’impossible, même de retrouver Violetta… Que vous faut-il de plus?
– Retrouver Violetta! fit amèrement le petit duc. Comme vous dites Pardaillan, il faudrait pour cela réaliser l’impossible!… Et c’est pourquoi mon cher ami, je vous attriste de mes soupirs…
– Et qui vous dit que c’est une œuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui de son côté ne demande qu’à voler vers nous?
– Nous n’avons aucune indication. Où tourner nos pas?… Faut-il aller au nord, au midi?
– Nous irons simplement où va Maurevert, dit Pardaillan.
– Maurevert! gronda sourdement Charles. Voilà plusieurs fois déjà que vous mêlez le nom de cet homme à celui de Violetta… En quoi ce Maurevert peut-il nous aider à retrouver la pauvre petite?…
Pardaillan s’était bien gardé de raconter au duc d’Angoulême ce que Maurevert lui avait raconté à lui-même dans le cachot de la Bastille. Charles ignorait donc l’étrange mariage qui s’était accompli dans l’église Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eût sur Violetta des droits de mari.
– Maurevert, reprit Pardaillan, c’est l’âme damnée du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohémienne. Pouvons-nous directement nous attaquer à Guise, entouré dans son hôtel de nombreux hommes d’armes et qui ne sort jamais sans une imposante escorte?… Nous serions broyés et vous auriez joué un jeu de dupe, puisque, vous et moi morts, Violetta appartiendrait à Guise sans conteste.
– C’est vrai, Pardaillan, c’est vrai… mais Maurevert?…
– Eh bien! nous rentrons à Paris! nous retrouvons facilement Maurevert; nous l’attirons dans un endroit bien clos; à l’abri de tout regard indiscret; et quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et si nous ne lui demandons pas la bourse ou la vie, nous lui disons au moins: «Mon ami, dans une minute vous passerez de vie à trépas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maître a fait de Mlle Violetta.» Que dites-vous de mon plan?