– Je le jure sur le paradis!…
– Je vous crois. Eh bien, nous ne pouvons en effet vous accompagner. M. le duc d’Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous…
Maurevert écoutait avec une profonde attention.
– Nous nous sommes installés à la Ville-l ’Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l’indication moyennant laquelle vous avez vie sauve… Viendrez-vous, monsieur?
– Je viendrai! fit résolument Maurevert, blême de joie, comme tout à l’heure il avait été blême de terreur. Je viendrai… et vous saurez ce que vous désirez savoir… Je le jure!…
Maurevert regarda autour de lui, bondit jusqu’à la croix, étendit la main, et dit:
– Je le jure sur celui qui dort ici… Je le jure sur la tombe de votre père!…
– C’est bien, dit Pardaillan. Allez: vous êtes libre…
Pour la troisième fois s’éleva le rire funèbre de la femme aux cheveux d’or… Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles.
– À demain, messieurs! dit-il.
Et il s’éloigna… Tant qu’il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d’un pas calme et mesuré. Mais dès qu’il fut sous les châtaigniers, dès qu’il pensa qu’on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d’une course insensée, et enfin, hors d’haleine, il arriva près de la porte Montmartre.
Alors il se retourna vers la colline… Et il éclata de rire… Un rire terrible, un rire de délire, plus effroyable que la plus effroyable imprécation…
– Il viendra! disait pendant ce temps le duc d’Angoulême.
– Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.
Et Charles était si heureux qu’il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu’il y avait d’amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami…
– Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l ’Évêque, et que nous n’entrerions plus dans Paris?…
– Précaution suprême… Maurevert viendra… je le crois… Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve… je le crois!… Mais enfin, est-ce qu’on sait?…
Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n’avait aucun doute à cet égard. La sincérité de Maurevert lui semblait évidente. Il lui paraissait impossible que cet homme, au prix d’un si faible service, ne consentît pas à retrouver la paix de la vie. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver…
Mais non… Maurevert ne trahirait pas cette fois!… Il viendrait le lendemain, à dix heures, à la Ville-l ’Évêque et apporterait le renseignement demandé… puisque, pour si peu, il avait vie sauve et s’affranchissait du cauchemar de terreur où il se débattait depuis seize ans. Et Pardaillan soupira. C’était bien le moins qu’il donnât un soupir à cet abandon qu’il faisait de sa haine et de sa vengeance.
«Maurevert tiendra parole, songeait-il, ce n’est que trop certain. Et alors, ce sera à moi de tenir la mienne!… J’ai juré de l’oublier!… Et ainsi ferai-je, par la mordieu!… Quoi! pour racheter la vie de cette petite bohémienne, je renonce donc à tout ce que je portais dans le cœur?… Pour assurer le bonheur de ces deux enfants, je me condamne donc moi-même à ce supplice: pardonner à Maurevert? Que maudit soit le jour où la mère de Charles sauva mon père et moi-même!»
Il frémissait. Et maintenant que Maurevert n’était plus devant lui, il se demandait comment il avait pu l’épargner.
«Allons, allons, reprit-il en secouant la tête, le sacrifice est dur; je vois que j’aurai quelque mal à oublier… Pourquoi diable faut-il que le fils de Marie Touchet ait justement placé son bonheur dans cet amour?… Pourquoi a-t-il fallu que sa mère me confie ce jeune homme? Et pourquoi me suis-je attaché à lui?… Ah! mon père, mon digne père, comme vous aviez raison!…»
Il jeta un coup d’œil chagrin vers la tombe.
«Vous que j’ai enseveli de mes mains et couché sous cette terre, que me diriez-vous, si vous étiez là? Que la vie ou la mort d’un Maurevert importe bien peu sans doute! Et qu’en tuant ce misérable, je ne vous aurais pas ressuscité… ni vous… ni Loïse!…»
En songeant ainsi, il s’était rapproché de la tombe, et chapeau bas, la tête penchée, se disait à lui-même des choses par quoi il espérait atténuer la douleur de son sacrifice. Et comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d’or qui le regardait fixement.
Alors seulement il la reconnut. C’était Saïzuma la bohémienne… C’était la mère de Violetta…
Charles d’Angoulême, lui aussi, l’avait reconnue et s’était approché. Mais voyant que Pardaillan priait sur la tombe de son père, il avait respecté sa méditation et gardé le silence.
Peut-être le lecteur n’a-t-il pas oublié qu’après sa première visite au couvent des Bénédictines, Pardaillan avait amené la bohémienne à l’auberge de la Devinière , où il l’avait confiée aux soins de dame Huguette. Mais dès le soir même du jour où le chevalier s’était rendu au duc de Guise, Saïzuma avait disparu de l’auberge.
Avait-elle été effrayée par le tumulte? Avait-elle profité de ce tumulte même pour s’en aller? Qu’était-elle devenue depuis ce temps? Comment avait-elle vécu?… Où avait-elle trouvé un gîte?… Autant de questions que se posait Pardaillan, mais auxquelles il lui eût été impossible de répondre.
Saïzuma le regardait en souriant. Il était évident qu’elle le reconnaissait et qu’elle se souvenait parfaitement de la scène de l’auberge de l’Espérance.
– Prenez garde au traître! dit-elle d’une voix d’une infinie douceur. Prenez garde à ceux qui font des serments! À moi aussi, jadis, quelqu’un me faisait des serments… Qu’en est-il resté?… Du malheur!
Charles considérait avec une poignante émotion celle qui s’était appelée Léonore de Montaigues.
– Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n’est pas séant qu’une Montaigues soit ainsi errante par les chemins…
– Montaigues! fit-elle frémissant. Quel est ce nom?…
– Léonore, baronne de Montaigues, c’est le vôtre!
– Léonore? Qui vous dit que je m’appelle Léonore?… Léonore!… Quelle joie!… J’ai connu une pauvre fille qui s’appelait ainsi… Elle est morte!…
La bohémienne était devenue toute blanche. Malgré le chaud soleil qui versait sa lumière sur les flancs de la Butte, ses mains tremblaient.
Charles saisit une de ces mains et la pressa dans les siennes.
– Vous êtes Léonore, répéta-t-il, vous êtes la mère de celle que j’aime!… Ah! madame, écoutez-nous… rappelez-vous!… Souvenez-vous du pavillon de l’abbaye où nous vous avons trouvée… Vous étiez avec celui qui vous a aimé… avec celui qui nous a dit votre nom et le sien… le prince Farnèse… l’évêque!…
Elle eut un grondement, quelque chose comme un sanglot… un instant la lueur de raison éclaira ses yeux splendides… car dans ces yeux, il y avait de la haine!… Charles la fixait avec une angoisse de douleur, d’amour et de pitié…