Reconquérir la raison de cette infortunée! Retrouver Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma! Et rendre sa mère à Violetta, retrouvée elle-même… À cet instant il put faire ce rêve, tandis que palpitant, il fouillait le regard de Saïzuma… Mais ce regard s’éteignit soudain…
– L’évêque est mort! dit-elle en secouant la tête.
– Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!… Votre Violetta!…
– Je n’ai pas de fille… dit-elle d’une voix morne.
Charles laissa retomber sa main et détourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire:
– Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifférente?…
En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l’abbaye, le vrai nom de la bohémienne et qu’elle était la mère de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l’enfant était née… et que cette enfant… la mère ne l’avait jamais vue! Folle avant d’être mère, Léonore s’était réveillée en prison sans savoir qu’elle était mère!…
– Madame, reprit alors Pardaillan, ne parlons donc pas de votre nom, puisque cela semble provoquer en vous une douleur que nous sommes bien loin de vouloir vous causer…
– Je suis Saïzuma… la bohémienne Saïzuma, et je dis la bonne aventure, ne le savez-vous pas?
– Soit. Mais venez avec nous… N’êtes-vous pas lasse de vivre ainsi, à l’abandon, toujours seule avec vos tristes pensées?
– Oui, fit-elle en hochant la tête, mes pensées sont bien tristes… Si je vous disais… si je vous racontais l’histoire de cette pauvre Léonore dont vous me parliez!… Vous comprendriez pourquoi mes yeux n’ont plus de larmes à force d’avoir pleuré!
Elle s’était appuyée à la croix et, d’un geste lent, s’était drapée dans les plis de son manteau bariolé, parsemé de médailles. Sous le grand soleil, ses cheveux dénoués rutilaient. Ses yeux se perdaient au loin sur la campagne solitaire, et elle était ainsi, toute raide, adossée à cette croix, dans l’éclatante et chaude lumière, d’une beauté tragique, émouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles…
– Affreuse histoire, reprit-elle de sa voix monotone aux inflexions d’une étrange douceur, histoire d’un cœur brisé, que Saïzuma est seule à connaître. Écoutez donc la bohémienne, et vous saurez pourquoi elle a tant pleuré sur la pauvre Léonore, pleuré jusqu’au jour où ses yeux n’ont plus eu de larmes. Connaissez-vous la cathédrale, la sombre et vaste église qui se dresse en face de l’antique hôtel? C’est là!… c’est là que le Malheur accourant des horizons inconnus avec la force de l’ouragan s’abattit sur la fille maudite… c’est là qu’elle vit celui qu’elle appelait son Dieu… c’est là qu’elle reconnut en lui l’imposture, la trahison et l’infamie… et puis… écoutez…
Saïzuma s’était arrêtée court. Son regard fixé sur des choses mystérieuses qu’elle seule voyait, cherchait sans doute à retenir les images rapides qui passaient comme d’insaisissables songes…
Le duc d’Angoulême frissonnait. Pardaillan, bouleversé de pitié, reconnaissait cette voix d’amertume et de douleur qu’il avait entendue à l’auberge de L’Espérance le soir où Saïzuma, devant l’assemblée des truands et des ribaudes, avait dit une partie de son histoire.
– Qui a crié ainsi? reprit-elle, secouée d’un frisson. De quel abîme de honte et de désespoir a jailli ce cri, ce cri atroce que j’entends, que j’entendrai toujours?… C’est là, dans la vaste cathédrale, qu’a retenti cette clameur… Oh! cela me déchire!… grâce pour elle!… Non! pas de grâce! Malheur à la sorcière!… Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! Tous les yeux qui la menacent!… et puis… plus rien! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot… le délire de l’agonie… Et puis, tout à coup, elle revoit le jour, un jour sombre où le ciel voile sa face… Et voici la bohémienne que l’on conduit là-bas, parmi les foules d’hommes qui grondent… vers la hideuse machine de mort… et là… là… au pied du poteau terrible, qui a encore crié?… De quelles entrailles a jailli cette clameur de martyre et d’espérance!… Quoi! d’espérance?… Oui!… Pourquoi espérance?… Qui le sait, puisqu’elle-même ne le sait pas et ne le saura jamais?… Et puis… plus rien encore! L’agonie d’un cœur qui se meurt, une fatigue monstrueuse d’un corps brisé… une pensée qui entre dans les ténèbres…
Saïzuma s’interrompit soudain. Et sur ces lèvres décolorées, ce rire que Pardaillan avait entendu tout à l’heure, ce même rire funèbre éclata.
– Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohémienne, car sa route est celle du malheur. Elle est partie du malheur pour aboutir au malheur… adieu!…
À ces mots, elle s’éloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d’Angoulême s’élança en criant:
– Léonore!
Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel, et dit:
– Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Léonore, allez au pied du gibet.
– Le gibet! balbutia Charles éperdu, cloué sur place. Pourquoi la mère de Violetta parle-t-elle du gibet?
À ce moment, Saïzuma disparut derrière les roches éboulées. Le duc d’Angoulême revint à Pardaillan, lui saisit la main et murmura:
– Chevalier, il faut la suivre… l’emmener avec nous… la guérir…
Pardaillan secoua la tête. Mais voyant combien cette scène saisissante en son imprévu avait frappé l’esprit de son compagnon:
– Venez, dit-il.
Tous les deux s’élancèrent sur le sentier qu’avait pris Saïzuma pour s’éloigner. Mais lorsqu’ils eurent contourné les roches, ils ne la virent plus. Charles d’Angoulême et Pardaillan battirent en vain les environs. Saïzuma demeura introuvable, et après deux heures de recherches, ils reprirent le chemin de Paris où ils rentrèrent par la porte Montmartre.
Ils passèrent à la Devinière une nuit exempte de toute alerte, et le lendemain, à la première heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepté, mais ils s’arrêtèrent à mi-chemin de la Ville-l ’Évêque. Pardaillan était persuadé que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais bien que Maurevert eût accumulé les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oubliés.
C’est en faisant cette réflexion que le chevalier résolut de se tenir sur ses gardes. C’est pourquoi, sans aller jusqu’à la Ville-l ’Évêque, il prit position avec le jeune duc dans un épais bosquet de chênes. De là, ils pouvaient surveiller tout ce qui venait de Paris. Vers neuf heures et demie, ils aperçurent un cavalier qui s’avançait rapidement.
– C’est lui! dit tranquillement Pardaillan.
C’était Maurevert, en effet. Le chevalier l’avait reconnu, bien qu’il fût encore à longue distance.
– C’est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible. Comment avez-vous pu le reconnaître?
– Maurevert et moi, nous nous reconnaissons toujours quelle que soit la distance, dit Pardaillan avec la même tranquillité.
Il frémissait pourtant. Et si le duc l’eût regardé, il eût vu sur son visage cette même expression livide que la veille lorsqu’ils suivaient Maurevert… mais cette fois avec une sorte de désespoir. Mais le jeune homme ne regardait que Maurevert… Et il tremblait de joie… car Maurevert, c’était la certitude de revoir Violetta!… sans quoi pourquoi cet homme serait-il venu?