Devant la cathédrale, la foule était plus serrée, plus nerveuse, et Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosité passionnée qu’il inspirait. En effet, Henri III, après sa fuite, avait été accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans enthousiasme. Là comme dans tout le royaume, le nom de Guise était populaire et celui du roi méprisé ou détesté. Le duc comprit alors la faute terrible qu’il avait commise en perdant un temps précieux. S’il s’était fait couronner le lendemain de la journée des Barricades, la France entière le reconnaissait et l’acclamait. Il avait cru ne tenir que Paris. Il avait eu peur des provinces…
– Ô Fausta, murmura-t-il, comme vous aviez raison! Et pourquoi ne me suis-je pas confié à votre profonde sagesse?… Mais il n’est pas trop tard!… Un coup de poignard peut tout réparer!…
Et il jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s’il n’apercevrait pas le moine. À ce moment, les portes de l’immense cathédrale s’ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient, refoulant les bourgeois. En même temps les soldats de Crillon, par une habile manœuvre, coupèrent la procession et ne laissèrent autour de Guise qu’une dizaine de ses familiers.
– On se méfie de nous, ici! dit le duc en fronçant le sourcil.
– Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, répondit Crillon.
Joyeuse, quelques-uns de ses apôtres et ses deux flagellants se trouvaient dans ce cercle formé par les gens d’armes, les gentilshommes royaux et la foule.
– Frappez! Frappez! dit Joyeuse.
Les deux flagellants se mirent à frapper à tour de bras, avec leurs fausses lanières.
– Sire! s’écria Jésus, Sire roi de France, où êtes-vous? Voyez ce que font les huguenots! et pourtant, je ne me plains pas!…
Un grondement de la foule des bourgeois répondit à ces paroles. Et déjà, comme à Paris, les cris de: «Vive Henri le Saint!» éclataient, lorsque Jésus, c’est-à-dire Joyeuse, se mit à pousser des lamentations qui, cette fois, n’avaient rien de feint. En effet, quatre pénitents venaient de s’approcher de lui, et s’étaient mis à le flageller, non plus avec des lisières de drap ou des lanières de carton, mais avec de bonnes et solides étrivières de cuir. Du coup, Joyeuse laissa tomber sa croix; il voulut bondir, s’échapper; mais les quatre le tenaient, et les coups tombaient sur ses épaules, sur ses reins, sur sa tête…
– Miséricorde! hurlait l’infortuné. Au meurtre! Au feu! À moi! On me tue!…
Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la foule, pendant que Guise, pâle et stupéfait, se demandait s’il n’était pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enragés frappaient de plus belle, et Joyeuse ne laissait plus entendre qu’un gémissement plaintif.
– Assez! dit tout à coup une voix forte.
Un homme venait de paraître sous le porche de la cathédrale et s’avançait vers Jésus. Les quatre flagellants cessèrent aussitôt leur besogne, et s’étant précipités dans l’église où ils se dépouillèrent de leurs frocs, apparurent sous les traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline…
L’homme qui venait de surgir s’avançait avec une sorte de dignité vers le malheureux Joyeuse. À son aspect un grand silence s’établit, les gens de Crillon présentèrent les armes, Guise mit pied à terre et, se découvrant, s’inclina profondément…
Cet homme, c’était le roi de France.
II HENRI III
Le roi, sans faire attention à Guise, s’arrêta devant Joyeuse et, s’agenouillant, cria dans le silence:
– Mon Seigneur Jésus, vous m’avez appelé, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappé, abandonné, chassé! Me voici, mon doux Seigneur Jésus! Et puisque vous avez tant fait que de m’appeler à votre aide, laissez-moi essuyer le précieux sang qui coule de vos plaies!…
À ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit à essuyer Joyeuse qui balbutiait:
– Sire!… Sire!… que d’honneur!…
La foule est mobile dans ses sentiments. À la vue du roi s’agenouillant devant le figurant qui représentait Jésus, s’incorporant pour ainsi dire à la procession parisienne et adoptant d’emblée ses pensées, des applaudissements furieux éclatèrent. Le roi leva les bras pour commander le silence.
– Qu’on saisisse ces deux misérables! cria-t-il en désignant les deux flagellants effarés; qu’on les jette en prison et qu’on les flagelle à leur tour, et puis qu’on les pende haut et court!
– Mais, Sire, bégaya Joyeuse, Votre Majesté fait erreur… ce ne sont pas eux…
– Mon Seigneur Jésus vous fait grâce de la pendaison! reprit Henri III. Vous serez donc seulement emprisonnés et flagellés! Qu’on les emmène…
Les deux infortunés figurants furent saisis, et malgré leurs cris de miséricorde, aussitôt entraînés.
– Ainsi seront traités les ennemis de Dieu et de l’Église! cria Henri III. Une immense acclamation salua ces paroles, et cette fois, ce fut un grand cri de «Vive le roi!» qui monta jusqu’au ciel. Henri III, à ce grand cri de «Vive le roi!» qu’il avait fini par oublier, eut un éclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise:
– Mon cousin, dit-il, allons louer et bénir le Seigneur de la grande joie qu’il nous accorde en ce jour. Et puis, nous écouterons en l’hôtel de messieurs les échevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont chargé de nous transmettre. Qu’on laisse entrer mes chers Parisiens dans la cathédrale…
Et tournant le dos à Guise, avant que celui-ci eût ouvert la bouche pour répondre, il se dirigea le premier vers le portail central large ouvert à deux battants.
«Oh! gronda Guise en lui-même, ce fantôme de roi ose me braver et se moquer de moi! Et j’hésitais!… Patience! J’aurai ma revanche, et elle sera terrible!…»
Il suivit avec ses gentilshommes et pénétra dans l’énorme église, où la messe d’action de grâces fut aussitôt commencée. Le roi avait donné l’ordre de laisser entrer les pénitents venus de Paris. Mais, en réalité, la cathédrale se trouvait si bien remplie de ses gentilshommes et de ses gens d’armes que c’est à peine si une vingtaine des familiers de Guise purent trouver place dans la nef.
Le roi s’était assis sur un trône couvert d’un dais et entouré de gardes. Dehors, la foule des pénitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu’elle pouvait en prendre, c’est-à-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de bénédictions par les portes ouvertes.
Quand la messe fut terminée, Henri III, toujours entouré de gardes, sortit de l’église et se dirigea vers l’hôtel des échevins, où il recevait de la ville de Chartres une hospitalité sinon royale, du moins très suffisante pour un roi sans royaume. Il n’avait pas adressé un mot à Henri de Guise.
Sur le parvis, le duc s’était arrêté, incertain de ce qu’il ferait, dévorant sa rage et se demandant s’il n’allait pas reprendre à l’instant le chemin de Paris.
À ce moment, l’un des gentilshommes d’Henri III, le marquis de Villequier, s’approcha de lui et, l’ayant salué, lui dit:
– Monsieur le duc, le roi mon maître m’a chargé de vous dire qu’il vous recevra demain matin, à neuf heures, en audience à l’hôtel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d’escorte…
Un murmure menaçant éclata parmi les gentilshommes de Guise. Mais celui-ci les calma d’un geste: