Et à cette pensée, un sourire ironique arquait le coin de sa lèvre moqueuse.
– Combien d’hommes désirez-vous que je mette à votre disposition? reprenait le roi.
– Des hommes?… Pour quoi faire, sire?… fit Pardaillan avec son air naïvement étonné.
– Comment, pourquoi faire?… s’écria le roi stupéfait. Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul? Vous ne prétendez pas lutter seul contre le roi d’Espagne et son inquisition?… Vous ne prétendez pas enfin, et toujours seul, disputer la couronne de France à Philippe pour me la donner à moi?…
– Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne prétends rien!… Mais il est de fait que si je dois réussir dans cette affaire, c’est seul que je réussirai… C’est donc seul que je l’entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un œil étincelant.
– Ventre-saint-gris! cria le roi suffoqué.
Pardaillan s’inclina pour manifester que sa résolution était inébranlable.
Le Béarnais le considéra un moment avec une admiration qu’il ne chercha pas à cacher. Puis ses yeux se portèrent sur ses conseillers, muets de stupeur, et enfin il leva les bras en l’air dans un geste qui signifiait:
– Après tout, avec ce diable d’homme, il faut s’attendre à tout, même à l’impossible.
Et à Pardaillan, qui attendait très calme, presque indifférent:
– Quand comptez-vous partir?
– À l’instant, sire.
– Ouf!… Voilà un homme, au moins!… Touchez-là, monsieur.
Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par de Sancy, à qui le roi venait de donner un ordre à voix basse.
Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et:
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, Sa Majesté m’a chargé de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.
Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et toujours gouailleur:
– Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy?
Et sur une réponse affirmative:
– Peste, monsieur, le roi a-t-il donc fait fortune enfin?… Ou bien cette réputation de ladrerie qu’on lui fait ne serait-elle qu’une légende comme… toutes les légendes? Mille pistoles!… c’est trop! beaucoup trop!
Et tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son porte-manteau.
Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et en serrant la main de Sancy:
– Dites au roi qu’il se montre, à l’avenir, plus ménager de ses pistoles… Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez réduit à engager jusqu’aux aiguillettes [7] de votre pourpoint.
Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu’il devait le plus admirer: ou son audace intrépide, ou sa folle insouciance.
VII BUSSI-LECLERC
Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l’abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet où le Béarnais s’entretenait avec ses conseillers.
L’abbesse s’en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichet dissimulé dans la tapisserie, et, par cette étroite ouverture, écouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet.
Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers referma le guichet et sortit à son tour.
L’instant d’après elle était en tête à tête avec le roi, qui, remarquant l’expression sérieuse de sa physionomie habituellement enjouée, s’écria galamment:
– Hé là! ma douce maîtresse, d’où vient ce nuage qui assombrit votre beauté et voile l’éclat de vos jolis yeux?
– Hélas! sire, les temps sont durs! et les soucis de notre charge écrasent nos faibles épaules de femmes.
Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle le voulait, Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sa charge d’abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle se débattait.
– Cent mille livres, Sire! Avec cette somme, je sauve votre maison de la ruine. Me refuserez-vous ces cent pauvres mille livres?
L’humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement à l’énoncé de cette somme plus que rondelette. Et comme Claudine insistait:
– Hélas! ma mie, où voulez-vous que je prenne cette somme énorme?… Ah! si les Parisiens m’ouvraient enfin leurs portes!… si j’étais roi de France!…
Ceci était dit sans conviction, par pure galanterie, et Claudine s’en rendit fort bien compte. Alors elle atténua ses prétentions:
– S’il ne s’agit que d’attendre, sire, peut-être pourrai-je m’arranger… Si au moins vous me faisiez la promesse d’une abbaye plus importante, celle de Fontevrault, par exemple.
– Hé! mon cœur, vous n’y pensez pas! L’abbaye de Fontevrault est la première du royaume. Il faut être de sang royal, ou tout au moins de très illustre maison, pour prétendre à la diriger.
Tant et si bien que lorsque Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant, elle n’en avait rien obtenu, si ce n’est quelques promesses très vagues. Aussi, en longeant le vaste couloir qui conduisait à ses appartements, elle murmurait:
– Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du côté de Fausta qui, elle, au moins, sait reconnaître les services qu’on lui rend.
Et avec un sourire aigu:
– Cent mille livres, ce n’était pourtant pas trop!… Mon doux sire, ce refus vous coûtera cher… très cher!…
Rentrée dans sa chambre, l’abbesse réfléchit fort longtemps, ensuite de quoi elle fit appeler une sœur converse, à qui elle donna des instructions minutieuses, et la congédia par ces mots:
– Allez, sœur Mariange, et faites vite.
Une heure n’était pas écoulée encore, que sœur Mariange introduisait auprès de l’abbesse un cavalier soigneusement enveloppé dans un vaste manteau.
Et, quand la sœur converse eut refermé la porte:
– Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir… Vous êtes ici en sûreté.
Bussi-Leclerc s’inclina et, sur un ton farouche:
– Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi de prononcer devant lui un nom…
– Pardaillan?…
– Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne… C’est vous dire que je ne crains rien lorsque ma haine est en jeu.
– Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.
Puis, après une légère pause:
– M. de Pardaillan vient de partir avec l’intention d’entraver les projets d’une personne que j’aime… Il faut que cette personne soit avisée du danger qu’elle court, et connaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vous ai fait appeler et je vous dis: voulez-vous satisfaire à la fois votre haine et votre ambition? Voulez-vous vous défaire de celui que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissant protecteur?