– Honneur, bravoure, science, probité, arts, poésie, valent bien noblesse, déclama une voix vibrante d’enthousiasme.
– Nous sommes tous de cet avis, dit froidement Fausta.
Elle prit un temps, comme si elle eût voulu laisser à l’assemblée le loisir de manifester son sentiment sur cette interruption. Personne ne parla. Nul ne broncha. Tous les visages demeurèrent hermétiques.
Fausta eut un imperceptible sourire. Elle continua:
– Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d’un fils de don Carlos, par conséquent d’un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l’Espagne, lentement, agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l’infant Carlos, votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le démembrement de ses États en faveur de son petit-fils. C’est bien cela, n’est-ce pas?
Directement interrogés, les auditeurs répondirent affirmativement.
– Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.
Des rumeurs, des protestations éclatèrent un peu partout.
– Pourquoi? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.
Impassible, Fausta attendit sans faire un geste, n’essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé:
– Jamais, reprit-elle froidement, jamais, vous entendez, l’orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement.
– On ne lui demandera pas son consentement, expliqua quelqu’un. Le moment venu, nous serons assez forts pour imposer nos volontés.
– Philippe ne cédera qu’à la force, nous sommes d’accord sur ce point. Et j’admets volontiers que vous aurez cette force. Mais après, que ferez-vous?
– Nous serons libres chez nous!
– Pas pour longtemps, dit nettement Fausta. Vous vous leurrez d’une illusion singulièrement dangereuse pour l’avenir de votre entreprise, dangereuse pour la sécurité de vos personnes. Même vainqueurs, vos jours seront comptés, à vous tous ici présents, chefs connus et avérés du mouvement.
Et avec plus de force encore:
– Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitable du roi pour supposer que, même vaincu, il acceptera sa défaite avec résignation. Vaincu, le roi cédera. C’est entendu. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour, il préparera dans l’ombre sa revanche et qu’elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d’une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettra l’Andalousie à feu et à sang. Il n’aura pas grand-peine à vous écraser. Dans ce coin de terre, qui représente à peine le dixième du territoire que vous aurez laissé à Philippe, ce coin de terre encerclé de toutes parts, quelle résistance sérieuse pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur? Vous n’aurez même pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloqués par la flotte de Philippe qui paralysera votre négoce, vous affamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir. Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise est mort-née.
Pardaillan, devant son trou, songeait:
«Toujours très forte, Fausta! Quel dommage qu’elle soit pétrie de méchanceté! Ces naïfs conspirateurs n’ont pas, à eux tous, le demi-quart de la netteté de vues de cette femme. Mordieu! comme elle vous a balayé leurs illusions en quelques mots! Les voilà tout pantois!»
Et avec un sourire malicieux qu’il ne put réprimer:
«C’est égal, avoir connu Fausta papesse, chef occulte de la Ligue, poursuivant avec une ardeur inlassable l’extermination de l’hérésie, et la voir pactisant avec des hérétiques, l’entendre stigmatiser en termes indignés les horreurs de l’Inquisition, l’entendre parler sérieusement de tolérance, de liberté, d’indépendance, d’égalité, que sais-je encore? voici, certes, qui n’est point banal. Ah! l’ambition est une belle chose! J’admire avec quelle désinvolture elle amène une créature humaine à brûler ce qu’elle a adoré pour adorer ce qu’elle a brûlé.»
Dans la salle, comme l’avait malicieusement observé le chevalier, les conjurés se regardaient avec consternation.
Cette femme, avec une sûreté de coup d’œil admirable, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles – et ils étaient nombreux – de leur entreprise. De sa voix douce et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette entreprise, à quel échec certain, fatal, ils couraient, et dit des vérités flagrantes.
À vrai dire, plusieurs d’entre eux avaient dès le début entrevu cette vérité. Mais ils s’étaient bien gardés de trop approfondir les choses. Ils s’étaient surtout soigneusement abstenus de communiquer le résultat de leurs réflexions à ceux d’entre eux qui croyaient au succès certain. La confiance des uns avait étouffé les appréhensions des autres. Puis, si parmi eux se trouvaient des ambitieux sans scrupules, d’autres, il faut leur rendre cette justice, étaient des sincères et des convaincus. Ceux-là étaient bien résolus à vaincre ou mourir. Ceux-là rêvaient réellement d’émancipation, ils étaient réellement à bout de forces et de patience Tout, même la défaite et la mort inévitable, leur paraissait préférable au régime atroce qui les étranglait lentement, misérablement.
Ceux-là s’étaient mis volontairement un bandeau sur les yeux, tandis que les autres se disaient qu’ils trouveraient toujours à pêcher en eau trouble. En sorte que parmi ces clairvoyants, les uns par désespoir, les autres comme on tente un coup de dé, tous s’étaient obstinément refusés à envisager une défaite et s’étaient efforcés de s’abandonner au même rêve de bonheur que ceux dont la confiance était absolue.
On conçoit que, dans ces conditions, les paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle. C’était un réveil pénible et douloureux.
Quelqu’un traduisit le sentiment général en demandant d’une voix hésitante:
– Est-ce à dire qu’il nous faut renoncer?
– Non, par le Dieu vivant! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre horizon. Jetez les yeux plus haut et plus loin. Ayez assez d’ambition pour vous transporter d’un coup jusqu’aux sommets… ou n’en ayez pas du tout!
Ceci était dit d’une voix rude, cinglante, avec un air de souveraine hauteur, une sorte de dédain à peine voilé.
– Ce n’est pas l’Andalousie qu’il faut soulever, continua Fausta d’une voix vibrante, c’est l’Espagne tout entière. Comprenez donc qu’avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible. Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez être broyés.
Elle s’arrêta un instant pour juger de l’effet de ses paroles. Il était sans doute tel qu’elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit:
– Jamais l’occasion ne fut aussi propice. L’oppression engendre la révolte. La faim fait sortir le loup du bois. Ce sont là vérités profondes. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce malheureux pays? Vit-on jamais misère plus grande? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que le plus grand nombre pensent tout bas: le peuple se lèvera en foule. Que des hommes énergiques et audacieux se mettent à sa tête: ils le lanceront sur qui ils voudront et il balayera tout dans sa colère: l’oppresseur et ceux qui le poussent ou le soutiennent seront emportés comme fétus par la tempête.