Et avec un sourire qui en disait long:
– Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi… Il ne s’agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui on les a lâchées! Mais est-il besoin d’avoir recours à de tels moyens? Évidemment, non. Tout se résume à ceci: la disparition d’un homme. Avec lui, tout un système exécrable s’écroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d’un peu d’audace? Que quelques hommes résolus s’emparent de celui de qui vient tout le mal, et l’Espagne entière poussera un immense soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme des libérateurs.
Les conjurés, à ces paroles, terriblement claires, furent secoués d’un frisson de terreur. Ils n’avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect. Ah! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée! Et c’était une femme qui osait de telles conceptions. C’était une femme qui, en termes à peine voilés, leur proposait de toucher au roi; et, quel roi? Le plus puissant de la terre! Ils en étaient blêmes.
Et cependant l’ascendant de cette femme extraordinaire était tel que la plupart se sentaient disposés à tenter l’aventure. Ils avaient la vague intuition qu’avec un chef de cette envergure, quiconque aurait un courage égal à son ambition pouvait espérer la réalisation de ses rêves les plus fous.
La beauté de la femme les avait d’abord troublés et emballés; maintenant, c’était la force de son esprit mâle et audacieux qui les soulevait, et ils la contemplaient avec un respect mêlé de crainte.
Si formidable que leur parût l’aventure, ils décidèrent de la tenter et un, plus audacieux, posa la question sans ambages:
– Le roi pris, qu’en fera-t-on?
Fausta réprima un sourire.
Dès l’instant où ils consentaient à discuter, elle était sûre du succès.
– Le roi, dit-elle de sa voix grave, touché de la grâce divine, à l’exemple de son illustre père, l’empereur Charles [22], le roi demandera à se retirer dans un cloître.
– On sort du cloître.
– Le cloître est une manière de tombe. Il ne s’agit que de bien sceller une dalle… Les morts ne quittent pas leur tombeau.
C’était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de scrupule. Timidement, une voix dit:
– Un assassinat!…
– Qui a prononcé ce mot? gronda Fausta en foudroyant du regard l’imprudent contradicteur.
Mais celui-là avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint coi.
Violemment, Fausta reprit:
– Moi qui parle, vous tous qui m’écoutez, d’autres qui nous suivront, que faisons-nous? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos têtes contre une seule: celle du roi. Qui oserait dire que la partie est égale? Qui oserait nier qu’elle n’est pas tout à fait à notre désavantage? Si nous la perdons, cette partie, nos têtes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d’avance. Si nous la gagnons, il est juste, il est légitime que le perdant paye: et c’est sa tête, à lui, qui roule à terre. Qui ose dire qu’il y a assassinat? S’il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.
«Ouais! pensa Pardaillan, il faut croire que j’ai l’esprit biscornu, comme ce brave qui se tait si prudemment, car, mordieu! moi aussi, je dirais qu’il y a assassinat.»
L’argument de Fausta avait porté cependant.
Il était visible que les hommes auxquels elle s’adressait acceptaient son point de vue.
– Je vais plus loin, continua Fausta avec une violence qui allait grandissant, je le ramasse ce mot, je l’accepte, mais je le retourne à celui sur le sort duquel on a prétendu nous apitoyer et je vous dis ceci: Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils de Carlos, son petit-fils – ce qui serait une manière d’assassinat légal – Philippe, j’en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain, lundi, à la corrida, sur son ordre, le fils de Carlos sera traîtreusement assassiné. L’exemple vient toujours d’en haut. Et maintenant je vous demande: laisserez-vous lâchement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi?
À cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.
Pendant un moment on n’entendit que des jurons, des imprécations, des menaces horribles, des explosions de colère furieuse et de révolte aussi. Fausta étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s’apaisa.
– Vous voyez bien qu’il nous faut frapper pour ne pas l’être nous-mêmes. Nous nous défendons, et cela est juste et légitime, je pense.
– Oui, interrompit le duc de Castrana. Assez de sensibleries. Sommes-nous des femmes, bonnes tout au plus à filer la quenouille? Et encore, en parlant de femmes, je viens de commettre une énorme incongruité, dont je demande pardon à notre aimable souveraine. J’ai été assez inconséquent pour oublier un instant que celle qui nous éclaire de sa pensée hautaine, celle qui s’efforce de réveiller notre virilité au contact de son indomptable énergie, n’est qu’une femme. Honte sur ceux qui laisseront une femme s’engager la première dans la mêlée! Les événements se précipitent, seigneurs, il ne s’agit plus de discuter et d’hésiter. L’heure de l’action a sonné. La laisserez-vous passer?
– Non! non! Nous sommes prêts! Mort au tyran! Vive à jamais l’Espagne régénérée! Sus à l’Inquisition! Sauvons notre roi d’abord. Mourons pour lui! Donnez vos ordres!
Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d’une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu’elle leur désignerait.
– Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux: premièrement l’assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu’il monte sur le trône, il faut nécessairement qu’il vive. Il vivra donc. Nous le sauverons, car – retenez bien ceci: lui seul peut succéder légitimement à l’actuel roi – dussions-nous périr jusqu’au dernier, lui sera sauvé. Comment? C’est un point que nous réglerons tout à l’heure.
«Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l’affaire d’un plan que j’ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l’exécution nécessitera l’intervention d’un très petit nombre d’hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d’entre vous suffiront pour enlever le roi. Une fois en notre pouvoir, le reste me regarde.
Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de volontaires décidés à entreprendre l’expédition. Fausta remercia d’un sourire et continua:
– Ces deux points réglés, il ne reste plus qu’à faciliter l’accès du trône au roi de votre choix. Et tout d’abord, afin qu’il n’y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs, établissez-les, comme de juste, en vue du bien général. Puis du général, passez au particulier. Ne craignez pas de trop demander pour vous et vos amis. Nous souscrivons d’avance à vos demandes.