– On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous périr tous, il sera sauvé. Vous avez notre parole de gentilshommes.
– J’y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes instructions précises. Allez, maintenant.
Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle qui leur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s’enveloppant de leurs manteaux, ils se disposèrent à sortir.
Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mit aussitôt en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la séance terminée, se décidait, sans doute, à quitter les souterrains de la maison des Cyprès.
Si Pardaillan ne s’était tant hâté, il eût entendu une conversation asse brève, laquelle n’eût pas manqué de l’intéresser.
Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis s’étaient retirés, elle descendit de l’estrade et, s’adressant à Centurion, demeuré près d’elle, d’une voix brève:
– Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle à nos projets Elle me gêne. Il faut qu’elle disparaisse dans la bagarre de demain.
Elle eut l’air de réfléchir un instant en surveillant Centurion du coin de l’œil et elle décida:
– Prévenez votre parent Barba-Roja. Lui seul, je crois, pourra m’en débarrasser.
– Quoi! madame, fit Centurion d’une voix étranglée, vous voulez!…
– Je veux, oui! dit Fausta avec un imperceptible sourire.
Sur un ton douloureux, le bravo dit:
– Vous m’avez promis cependant…
Dédaigneuse, Fausta le fixa un instant et, haussant les épaules:
– Quand donc, fit-elle tranquillement, quand donc vous déciderez-vous à cesser cette comédie? Que faudra-t-il donc que je fasse pour arriver à vous persuader qu’on ne me prend pas pour dupe?
– Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprends pas.
– Vous allez comprendre. Vous m’avez dit que vous étiez amoureux de cette petite Giralda.
– Hélas!
– Amoureux au point que vous parliez de l’épouser. Eh bien! soit, j’y consens, épousez-la.
– Ah! madame! je vous devrai la fortune et le bonheur! s’émerveilla Centurion, radieux.
– Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une petite chose, sans grande importance pour un amour aussi violent, aussi désintéressé que le vôtre.
Elle insista sur le mot que nous avons souligné et fit une pause.
– Quoi donc, madame? demanda Centurion, vaguement inquiet.
Sans qu’il fût possible de percevoir la moindre ironie dans ses paroles, elle reprit:
– Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer, vous serez un personnage en vue. On s’étonnera peut-être que le personnage que vous allez être ait pour épouse une humble bohémienne.
– L’amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur le compte de ma femme. La Giralda, malgré qu’elle ne soit qu’une bohémienne, est connue comme la vertu la plus farouche de l’Andalousie. Cela est l’essentiel. Quant à ceux qui pourraient me reprocher d’avoir épousé cette bohémienne, je sais ce que j’aurai à leur répondre, assura Centurion d’un air entendu.
Fausta eut un mince sourire et, comme si elle n’avait pas entendu, elle continua:
– On s’étonnera surtout que ce personnage ait été assez oublieux de son rang et de sa dignité pour épouser une jeune fille du peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de la plus basse extraction et ses parents, m’a-t-on assuré, sont morts de misère, ou peu s’en faut.
Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L’amour qu’il avait affiché pour la Giralda n’était qu’une comédie. Il s’était imaginé, par suite d’on ne savait quels indices, que la bohémienne était issue d’une illustre famille. Il avait conçu ce plan: avec l’assistance de Fausta, dont il avait su apprécier la toute-puissance, évincer Barba-Roja et son amour brutal, écarter le Torero, amoureux sincère, il est vrai, mais dont l’amour ne saurait hésiter entre une couronne et une fille obscure. Débarrassé de ces deux obstacles, lui, Centurion, déjà riche, en passe de devenir un personnage, consentait à épouser cette fille sans nom.
Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui ferait connaître à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait du coup l’allié d’une des plus riches, des plus puissantes, des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, le Torero s’avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion, savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut tirer d’un caprice royal. L’exemple de don Ruy Gomès de Sylva, devenu duc, prince d’Éboli, conseiller d’État, un personnage tout-puissant en un mot, pour avoir su complaisamment fermer les yeux à la liaison notoire de sa femme avec le roi Philippe, cet exemple était là pour lui dicter la conduite à suivre.
Et comme il n’était pas de ces imbéciles que de vains scrupules embarrassent à tout propos, il était bien résolu à tirer tout le parti possible d’une aussi extraordinaire bonne fortune, si le ciel voulait qu’elle lui échût.
Tel avait été le plan de Centurion. Et c’est au moment où il voyait ses affaires marcher au mieux de ses désirs qu’il apprenait brutalement qu’il s’était trompé, que la Giralda, dont il avait rêvé de faire le pivot de sa fortune, n’était qu’une pauvre fille de basse extraction.
Ce coup l’assommait.
Et le pis est qu’il avait cru pouvoir ruser avec Fausta, convaincu qu’il était que nul au monde n’avait pu pénétrer le fond de sa pensée. Il voyait maintenant que cette femme, inspirée de Dieu, certainement – comment expliquer autrement le pouvoir qu’elle avait de pénétrer dans ses pensées les plus secrètes? – il voyait qu’elle savait et il se demandait avec angoisse comment elle allait prendre la chose, si elle n’allait pas le rejeter au néant d’où elle l’avait tiré.
Le voyant muet d’hébétude, Fausta acheva:
– Hé! quoi! Ne le saviez-vous pas? Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme de votre force, de prêter une oreille crédule aux propos de cette fille qui se croit issue d’une famille princière? Le rêve était beau… Ce n’était qu’un rêve.
Cette fois il n’y avait pas à douter, la raillerie était flagrante, cruelle: elle savait certainement.
Une fois de plus, il avait été pénétré et battu à plate couture par celle qu’il s’obstinait à vouloir duper.
Honteux et confus, il supplia:
– Épargnez-moi, madame!
Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement les épaules, comme elle avait déjà fait, elle dit sérieusement:
– Êtes-vous enfin convaincu qu’il est inutile d’essayer de jouer au plus fin avec moi?
Centurion chercha ce qu’il pourrait bien dire pour réparer sa balourdise. Il pensa que le mieux était de jeter le masque et, résolument cynique:
– Que faut-il dire de votre part à Barba-Roja? demanda-t-il.
– De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. De la vôtre, à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pas d’assister à là corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, placé à la source même des informations, ne doit pas ignorer qu’il se trame quelque coup de traîtrise, lequel sera mis à exécution pendant que se déroulera la corrida. Il doit savoir que le coup préparé par M. d’Espinosa avec le concours du roi n’ira pas sans tumulte. À lui de profiter de l’occasion, de la faire naître au besoin, et de s’emparer de celle qu’il convoite. Quant à vous, comme j’ai besoin d’être tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous faut éviter à tout prix d’éveiller les soupçons. En conséquence, vous aurez soin de vous mettre à sa disposition pour ce coup de main et de le seconder de telle sorte qu’il réussisse. Tout le reste vous regarde à la condition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César, et sans que j’y sois pour rien. Vous me comprenez?