– Le nom de ce puissant protecteur? dit Bussi, qui réfléchissait.
– Fausta!
– Fausta!… Elle n’est donc pas morte?
– Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci!
– Mais… excusez-moi, madame… quel intérêt avez-vous, vous, à aviser Fausta du danger qu’elle court?
– Monsieur, je pourrais vous dire que la princesse, au temps si proche encore de sa toute-puissance, a été la bienfaitrice de notre maison… Je pourrais vous parler de reconnaissance, mais je vois à votre sourire désabusé que vous ne me croiriez pas. Je vous dirai donc simplement ceci: de la réussite des projets de la princesse dépend l’avenir de notre maison… Celle que j’ai si longtemps appelée ma souveraine saura reconnaître royalement le service que je lui aurai rendu…
– Bon! grogna Bussi, voilà une raison que je comprends!… Il s’agit donc, madame, d’aviser Fausta que le sire de Pardaillan est à ses trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises… Mais quels sont, au juste, ces projets?
– Placer la couronne de France sur la tête de Philippe d’Espagne.
Bussi-Leclerc bondit, et stupéfait:
– Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous… vous?…
Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n’en parut pas autrement choquée.
– Monsieur, j’ai sondé les intentions du roi Henri. S’il devient roi de France, l’abbaye de Montmartre et son abbesse n’en seront pas plus riches ni plus favorisées pour cela. Alors…
– Parfait! madame, c’est encore une raison que je comprends admirablement. J’accepte donc d’être votre messager. Veuillez, maintenant, me mettre au courant.
– En peu de mots, monsieur, voici: il s’agit d’une déclaration d’Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul héritier… Cette déclaration, la princesse la porte au roi d’Espagne, M. de Pardaillan doit s’en emparer pour le compte d’Henri de Navarre, et vous, vous devez avertir Fausta, l’aider et la défendre… Et ceci me fait penser qu’il serait peut-être utile que vous fussiez secondé par quelques bonnes épées.
– J’y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant. Je vais donc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons. Que devrai-je dire à la princesse de votre part?
– Simplement que c’est moi qui vous ai envoyé à elle et que je suis toujours son humble servante.
– C’est tout, madame?
– C’est tout, monsieur Bussi-Leclerc.
– En ce cas, madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s’inclinant.
Au point du jour, Bussi-Leclerc trottait sur la route d’Orléans et, tout en trottant, songeait: «Bussi, vous avez été un des piliers de la Ligue… un des plus fermes soutiens des ducs de Guise et de Mayenne… un des chefs les plus actifs et les plus influents du conseil de l’Union… gouverneur de la Bastille où vous avez su amasser une fortune honorable… Vous avez été en correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de ce souverain au trône de France… Pour tout dire, vous avez été un personnage avec lequel il fallait compter.»
Il s’interrompit tout à coup pour sacrer:
– Tripes du diable!… Cornes de Belzébuth! Voilà maintenant le vent qui se met de la partie et m’enlève mon manteau!… Que la peste emporte le seigneur Borée [8] et ses enragés suppôts!… Il veut donc, ce scélérat de vent, que le personnage que je ne suis plus soit reconnu par quelque ligueur ou quelque huguenot, que l’enfer les confonde!… Hum!… c’est que je ne me soucie guère d’être reconnu!
Ayant réparé le désastre:
– Là!… voilà qui va mieux… Je disais donc que j’avais été un grand personnage… Et maintenant?… Que suis-je maintenant? Ah! misère de moi! La déconvenue s’est appesantie sur le pauvre Leclerc! Il a fallu rendre le gouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, se cacher, se terrer, tête et ventre! moi, Bussi! Avec la perspective d’être pendu si je tombe aux mains de Mayenne, écartelé si je suis pris par le Béarnais!
Ici une légère pause, puis:
– Pendu!… Écartelé!… C’est curieux comme la langue française a des mots biscornus!… Pendu! Écartelé! Je n’avais jamais remarqué ce qu’il y a de revêche et de rébarbatif dans ces deux mots… On a bien raison de dire qu’on apprend à tout âge!… Voyons, Bussi, quel préfères-tu? pendu ou écartelé?… Heu!… si j’ai bonne mémoire, le dernier pendu que je vis avait une langue qui pendait, longue d’une aune… C’était hideux!… Le dernier écartelé que je vis eut les quatre membres proprement emportés… Oui, oui, je le vois encore, il ne restait que la tête et le tronc… Alors moi, Bussi, si j’étais écartelé, je serais donc mué en cul-de-jatte? Fi!… Mais je ne veux pas être un épouvantail pour les petits oiseaux, tripes du pape! Et puisqu’il en est ainsi, c’est décidé, je ne serai ni pendu, ni écartelé!
À ce moment, son cheval ayant fait un écart, il le morigéna, puis le flatta doucement de la main et reprit le cours de ses réflexions.
– Donc l’effondrement de ma situation politique est complet… Il est vrai que j’ai la consolation d’avoir sauvé une partie de ma fortune, que j’avais eu la prévoyante idée de mettre à l’abri. C’est quelque chose, mais c’est peu. Et voilà que, au moment précis où tout croule sous moi, au moment où je n’ai plus d’autre alternative que de me retirer à l’étranger et d’y vivre obscur et oublié, à ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse – que le Ciel la comble de ses grâces! – qui me remet le pied à l’étrier, qui me donne le moyen de me refaire une situation magnifique auprès de Philippe, car je n’aurai pas la naïveté de m’attacher à Fausta, non, par l’enfer! Bussi s’adresse toujours à Dieu lui-même et non à ses saints. Et par surcroît, cette sainte abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan!… Tous les bonheurs à la fois, et du coup ma fortune est assurée, si je ne suis pas un niais… et sans me vanter, j’ai toujours entendu dire que Bussi-Leclerc avait la tête aussi bien organisée que le poignet solide… Reste la question des sacripants qu’il me faudrait pour me seconder, mais bah! je trouverai toujours bien mon affaire en route.
VIII TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES
L’auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de la route défoncée. L’aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, était si engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passant devant lui.
Ils étaient trois compagnons, surgis d’on ne sait où. Jeunes tous les trois – l’aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine – mais dans quel état!… Dépenaillés, fripés, râpés. Et cependant, il y avait comme une sorte d’élégance native dans la manière de porter le manteau, et ils gardaient une allure dégagée, une aisance de manières qui n’étaient pas celles de malandrins vulgaires.
Ils s’arrêtaient, hésitants, devant le perron de l’auberge.
– Quel coupe-gorge! murmura le plus jeune.
Les deux autres haussèrent les épaules et le plus âgé dit:
– Toujours délicat, ce Montsery!
– Ma foi! dit le troisième, nous sommes exténués de fatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches – nos ressources d’ailleurs ne nous le permettent pas – entrons, et, à défaut d’autre chose, reposons-nous.