– Vous saviez…
– Sans doute! De même que j’ai bien remarqué votre petit manège qui consistait à m’acculer dans ce coin de la salle.
Quoi qu’elle en eût, Fausta ne put s’empêcher de l’admirer. Mais en même temps que l’admiration, l’inquiétude pénétrait en elle. Elle se disait que, si fort qu’il fût, Pardaillan ne pouvait s’être exposé placidement à un aussi formidable danger sans avoir la certitude de s’en tirer indemne.
Une fois encore elle jeta autour d’elle un coup d’œil soupçonneux et ne découvrit rien.
Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le vit si confiant en sa force, si calme, si maître de soi que ses soupçons se dissipèrent, et elle se dit:
«Il pousse la bravade aux plus extrêmes limites!»
Et, tout haut:
– Sachant que vous alliez être attaqué – et je vous préviens qu’une vingtaine d’épées vont vous assaillir – sachant cela vous êtes resté. Vous vous êtes prêté complaisamment à mon petit manège. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt combattants que vous allez avoir sur les bras?
– Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais ce que je sais, c’est que je m’en irai d’ici sans blessure sérieuse, pour ne pas dire sans blessure du tout.
Ceci était dit sans jactance, avec une telle assurance qu’elle sentit l’énervement la gagner et le doute l’envahir. Il avait montré la même assurance quand elle lui avait parlé à travers le plafond de son cachot. Et il en était sorti de ce cachot! Qui sait si, maintenant, il ne se tirerait pas sans à-coup du guet-apens improvisé à la hâte? Elle s’efforçait de se rassurer et, malgré elle, dans son esprit, elle se disait avec rage:
«Oui! il échappera, encore, toujours!»
Et comme elle avait déjà fait quand elle croyait le tenir dans une tombe, elle demanda:
– Pourquoi?
Très froid, il dit:
– Je vous l’ai dit: parce que mon heure n’est pas venue… Parce qu’il est écrit que je dois vous tuer.
– Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas?
Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l’eût défié de mettre sa menace à exécution.
Très naturellement, il dit:
– Votre heure n’est pas venue à vous non plus.
– Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes les tentatives que je dirigerai contre vous?
– Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peu les différents moyens que vous avez employés dans l’unique but de m’occire: le fer, la noyade, l’incendie, le poison, la faim et la soif… et me voici devant vous, bien vivant, Dieu merci! Tenez, voulez-vous que je vous dise? Vous faites fausse route en cherchant à me tuer. Renoncez-y. C’est dur? Vous tenez absolument à m’expédier dans un monde qu’on prétend meilleur? Oui!… Mais puisque vous ne pouvez y parvenir! Que diable! il n’est pas besoin de tuer les gens pour s’en débarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu’un homme, vivant encore, n’existe plus pour ceux qu’il gênait.
Il plaisantait.
Malheureusement, dans l’état d’esprit où elle était, sous l’influence de la superstition qui lui suggérait qu’en effet il était invulnérable, elle ne pouvait pas comprendre qu’il osât plaisanter sur un sujet aussi macabre.
Et même, en négligeant la superstition qui la guidait en ce moment, même avec toute sa lucidité, si forte qu’elle fût, si fort qu’elle le crût lui-même, la pensée ne lui serait pas venue qu’il pût pousser la bravoure jusqu’à ce point.
Il plaisantait et elle prit ses paroles au sérieux.
Et dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson, il livrerait lui-même le secret de sa force, il indiquerait lui-même par quel moyen elle le réduirait à l’impuissance.
Machinalement, naïvement, elle demanda:
– Comment?
Il eut un imperceptible sourire de pitié. Oui, de pitié. Fallait-il qu’elle fût déprimée pour en arriver à ce degré d’inconscience qui la faisait lui demander, à lui, comment elle pourrait l’annihiler, sans le tuer.
Et il continua de plaisanter en disant:
– Eh! le sais-je?
Et avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son front:
– Ma force est là… Essayez de me frapper là.
Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux.
Il eût frémi s’il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensée infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie.
Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sens de ses paroles et le parti qu’elle pourrait en tirer, et dans son esprit obstinément tendu vers ce but: la suppression de Pardaillan, en un éclair, elle entrevit la solution cherchée et elle pensa:
– Le cerveau!… le frapper au cerveau… le faire sombrer dans la folie!… peut-être… oui! Et c’est lui qui m’indique ce moyen… preuve qu’il doit réussir… Il a raison, cela vaut mille fois mieux que la mort… Comment n’y ai-je pas pensé?
Et tout haut, avec un sourire sinistre:
– Vous avez raison. Si vous sortez d’ici vivant, je ne chercherai plus à vous tuer. J’essayerai autre chose.
Quoi qu’il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cette intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu’elle avait combiné quelque chose d’horrible et que ce quelque chose avait été suggéré par sa plaisanterie.
Il bougonna en lui-même:
– La peste m’étrangle! J’avais bien besoin de faire le bel esprit! Voilà la tigresse lâchée sur une nouvelle piste, et Dieu sait ce qu’elle me réserve maintenant!
Mais il n’était pas homme à rester longtemps sous cette impression pénible. Il se secoua et, de sa voix railleuse:
– Mille grâces! dit-il.
Il lui apparut si calme, si imperturbablement maître de lui, que de nouveau elle l’admira, et sa résolution en fut ébranlée à ce point que, avant de se lancer dans une nouvelle entreprise hérissée de difficultés, elle voulut tenter un dernier effort pour se l’attacher. Et d’une voix vibrante:
– Vous avez entendu ce que j’ai dit à ces Espagnols? Encore ne leur ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vous m’avez, en raillant, saluée du titre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. L’empire de Charlemagne ne serait rien comparé à celui que je pourrais créer si je m’appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas? Que ne ferions-nous pas tous les deux! Nous pourrions voir l’univers entier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce prince espagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n’eût jamais d’autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête du monde. Ce mot, voulez-vous le dire?
Glacial, il répondit:
– Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces rêves d’ambition. Excusez-moi, madame, ce n’est pas ma faute, mais nous ne pouvons pas nous entendre.
Elle comprit qu’il était inébranlable. Elle n’insista pas et se contenta d’approuver de la tête.
Pardaillan reprit d’une voix mordante:
– Mais ceci, madame, m’amène à vous dire ce que j’avais résolu de dire en entrant ici. Et si je ne l’ai fait plus tôt, convenez que cela n’a point tenu qu’à moi.