– Bien! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez à me dire?
– Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m’a expressément recommandé d’engager à votre service quelques gentilshommes braves et dévoués et de vous les amener.
– Pour quoi faire, monsieur? dit Fausta avec un calme déconcertant.
– Mais, madame, fit Bussi-Leclerc interloqué, pour vous protéger… pour vous défendre… N’avez-vous pas entendu: vous allez être attaquée, vigoureusement attaquée, même.
– Nous sommes en Espagne, où nul n’oserait manquer au respect dû à celle qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur… Pour le reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit.
– Mais, madame, il n’est pas question du roi Philippe et de ses sujets!… Il s’agit du roi Henri et de ses émissaires, qui sont Français, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde du grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d’un coup d’épée.
À ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue tout en s’entretenant avec Leclerc, était arrivé au bas de la montagne et, s’engageant sur la route qui serpentait le long de ses flancs, disparut à un tournant.
– Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J’accepte donc le secours que vous m’amenez et je ratifie d’avance les conditions que vous avez pu faire en mon nom. Qui sont ces braves gentilshommes?
– Trois des plus braves et des plus intrépides parmi les Quarante-Cinq, ceux qu’on appelait les ordinaires du roi.
Et les présentant au fur et à mesure:
– Monsieur de Sainte-Maline, monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery.
Fausta connaissait-elle ces trois noms?… Savait-elle le rôle que la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de Guise?… C’est probable. En tout cas elle n’ignorait pas que le duc avait été frappé en combat loyal et que le coup mortel lui avait été porté par celui-là même qu’elle chérissait et haïssait tout à la fois. Le reste ne comptait sans doute pas à ses yeux.
Aussi, au salut profondément respectueux des trois, elle répondit avec un sourire:
– Je tâcherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III.
Et à Bussi-Leclerc:
– Et vous, monsieur? Entrez-vous aussi au service de Fausta?
S’il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la perçut pas, tant elle fut faite naturellement.
– Veuillez m’excuser, madame, je désire réserver mon indépendance pour quelque temps. Toutefois, j’aurai l’honneur de vous accompagner à la cour du roi Philippe, où j’ai affaire moi-même, et jusque-là, l’épée de Bussi-Leclerc est à vous.
À ce moment, le cavalier apparut au flanc de la montagne. Il avait mis son cheval au pas et cheminait doucement.
– Soyez remercié, monsieur… Mais, mon Dieu! à vous entendre, on croirait vraiment que le roi Henri a lancé sur moi une bande d’assassins.
– Madame, dit gravement Bussi, s’il en était ainsi, vous ne me verriez pas inquiet, et je vous dirais: «Ce gentilhomme (il désignait Montalte) et ces serviteurs suffiront à vous défendre.»
– Oh! oh! dit Fausta, d’ailleurs très calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d’armée?… Le pauvre sire n’a pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui fait si fort envie:
– Plut à Dieu qu’il en fût ainsi, madame! Non, ce n’est pas un corps d’armée qui marche contre vous!… C’est un homme, un homme seul!… Mais celui qui vient à vous, par son génie infernal, est plus redoutable à lui seul qu’une armée entière. Ce n’est pas un homme, madame, c’est la foudre qui va fondre sur vous… c’est Pardaillan!…
– Le voici! dit Fausta, froidement.
– Qui? hurla Bussi-Leclerc hérissé.
– Celui que vous m’annoncez!
Et du doigt elle désignait le cavalier qui s’avançait à leur rencontre.
– Pardaillan! rugit Bussi-Leclerc.
– Pardaillan! Enfin!… gronda Montalte.
– Le sire de Pardaillan! répétèrent les trois.
Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Ils étaient entourés d’une troupe armée. Ils venaient du fond de la France et du fond de l’Italie pour se rencontrer avec Pardaillan… Pardaillan apparaissait et ils se regardèrent et se virent livides… Et chacun put lire dans les yeux de son voisin le même sentiment qu’il sentait se glisser dans ses moelles. Ils se regardèrent et virent qu’ils avaient peur.
Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux lèvres, s’avançait paisiblement.
Et, quand il ne fut plus qu’à deux pas de Fausta, d’un même mouvement, les cinq mirent l’épée à la main et se disposèrent à charger.
– Arrière!… Tous!… cria Fausta.
Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, son attitude si majestueuse, qu’ils restèrent cloués sur place, se regardant effarés.
Et sur un simple geste, plus impérieux, plus autoritaire encore, ils se reculèrent en grondant, hors de la portée de la voix, les laissant tous les deux face à face.
Pardaillan s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et le visage pétillant de malice:
– Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et sauve du gigantesque brasier que fut l’incendie du palais Riant.
Fausta fixa sur lui son œil profond et répondit:
– Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.
– À propos, madame, savez-vous quelle main scélérate… ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie où j’ai longtemps cru que vous aviez laissé votre précieuse existence?
– Ne le savez-vous pas vous-même, chevalier? fit Fausta d’un ton très naturel.
– Moi, madame? répondit Pardaillan avec son air le plus naïf. Eh! bon Dieu! comment voulez-vous que je le sache?
– En ce cas, monsieur, comment saurais-je, moi, ce que vous ignorez, vous?
– C’est que, madame, je n’ai pas perdu le souvenir de certaine nasse… Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse au fond de la Seine que vous aviez fait établir à mon intention, et dans laquelle je dus bien passer toute une nuit?
Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n’échappa pourtant pas à Pardaillan, car il dit:
– Oui! Je vois à votre air que vous vous souvenez aussi… Le fer, le feu, l’eau, que vous aviez déchaînés à mon intention, vous ont trahie, tour à tour. En sorte que, reprit-il en riant, je me demande quel élément vous pourriez bien déchaîner aujourd’hui, à mon intention toujours.
Un moment, avec une expression d’indicible mélancolie, il se tut, rêveur, tandis qu’elle le considérait avec une secrète admiration. Puis, reprenant son air insouciant et narquois:
– C’est pour vous dire qu’il est assez dans mes habitudes de me tirer d’affaire… Mais vous?… Croiriez-vous qu’on m’avait assuré que vous aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie?… Croiriez-vous que j’ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle?
Si maîtresse d’elle-même que fut Fausta, elle ne put réprimer un mouvement, et son œil étincela.