Le chevalier remarqua que son costume quoique râpé était d’une propreté méticuleuse; que l’inconnu paraissait se servir péniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.
Ils se mirent en route côte à côte, et chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan, l’inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce qu’il Pensait devoir intéresser un étranger.
Comme ils traversaient la plaza de San-Francisco:
– Que signifie cet autel dressé sur cette place? demanda Pardaillan.
– Seigneur, c’est devant cet autel que la Sainte Inquisition s’efforce, en brûlant leurs corps, de sauver les âmes des misérables qui s’obstinent à méconnaître les bienfaits de notre sainte religion.
Rien ne saurait traduire le ton sur lequel furent prononcées ces paroles, en soi rigoureusement conformes à l’esprit de l’époque.
Pardaillan fixa un instant son interlocuteur, qui soutint ce regard avec un air ingénu.
Et à son tour, avec une mélancolie inexprimable, il murmura:
– Comme la vie serait belle et douce et facile sous ce ciel radieux, dans cette atmosphère embaumée, au milieu de cette riche nature qui est un enchantement!… Comme la vie serait bonne… si les hommes consentaient à agir en véritables hommes et non en fauves déchaînés!… Oui, mais les hommes sont ce qu’ils sont… des fauves plus ou moins déguisés.
L’inconnu avait écouté ces réflexions avec un air pétillant de joie, et à son tour il murmura quelque chose que Pardaillan ne saisit pas bien!
En approchant du fleuve, l’inconnu dit en désignant une tour encastrée dans l’enceinte du palais royaclass="underline"
– L’hôtellerie de La Tour , où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause de son voisinage avec cette tour.
– Qui s’appelle?…
– La tour de l’Or… C’est le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d’Afrique.
– Peste! le coffre est de taille! À ce compte-là, je me contenterais d’un coffret! fit Pardaillan.
– Je me contenterais de moins encore! Vous pouvez le voir à ma mise, répondit l’inconnu en riant aussi.
– Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe la mise et que l’escarcelle soit vide… Je vois à votre air que vous possédez ce que votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors, fussent-ils de taille à exiger cent coffres pareils à cette tour.
– Diable! seigneur, fit l’inconnu d’un air narquois, qu’ai-je donc de si précieux, selon vous?
– Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à tour sur son front et sa poitrine.
L’inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu’il commençait à s’en faire. Il se contenta de murmurer, mais cette fois le chevalier l’entendit:
– Merveilleux! Tout comme don Quichotte!
Et arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement il dit:
– Seigneur, je m’appelle Miguel de Cervantès de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami.
– Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme français, et j’ai vu, du premier coup, que nous étions faits pour nous entendre à merveille. Touchez-là donc, monsieur, et croyez bien que si quelqu’un se trouve honoré, c’est moi.
Et les deux nouveaux amis échangèrent une franche étreinte.
Cependant ils étaient arrivés à l’auberge, et avant de mettre pied à terre:
– Monsieur de Cervantès, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que nous ne pouvons en rester là et que la connaissance ainsi ébauchée ne peut dignement continuer qu’à table et en choquant nos verres?
– C’est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantès en souriant.
– Vraidieu! monsieur, vous me réjouissez l’âme! Vous ne sauriez croire combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi des simagrées, qui manifeste franchement ses sentiments et avec qui on peut parler en toute loyauté de cœur.
– Oui, dit Cervantès, rêveur. Je vois que ce plaisir doit être plutôt rare pour vous.
– Très rare, en effet.
– C’est que pour comprendre et apprécier une nature aussi simple et aussi droite que la vôtre, il faut être doué soi-même d’un cœur très simple et très droit. Or, chevalier, en notre époque effroyablement tortueuse et compliquée, la droiture et la simplicité sont considérées comme des crimes impardonnables. Le malheureux affligé de cette tare monstrueuse, qui commet l’imprudence de la montrer, voit aussitôt les honnêtes gens dont se compose l’immense troupeau de ce que l’on est convenu d’appeler la société, se ruer sur lui le fer à la main, prêt à le déchirer; et le moins qui puisse lui arriver, c’est de passer pour un fou… J’ai idée que vous devez en savoir quelque chose…
– C’est par Dieu! vrai. Je n’ai, jusqu’à ce jour, rencontré que des loups qui m’ont montré les crocs et ont essayé de me déchirer… Mais vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal.
En devisant de la sorte, ils pénétrèrent dans l’auberge, et il faut croire que la recommandation de Cervantès n’était pas sans valeur, car, fait remarquable dans un pays où l’indolence des gens n’a d’égale que leur extrême sobriété, l’hôtelier se montra très accueillant et s’empressa de préparer le festin que Pardaillan voulait offrir à son nouvel ami.
– Nous causerons à table, avait-il dit à Cervantès, et, en buvant des vins de mon pays, qui ne valent peut-être pas les vôtres, mais qui savent agréablement délier les langues les plus rebelles. Vous me direz qui vous êtes, je vous dirai qui je suis.
En attendant que le dîner fût à point, ils s’attablèrent dans le patio, au milieu d’autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille de vieux Xérès.
Le patio de l’auberge de La Tour était – comme tous les patios – une cour dallée assez vaste, recouverte de voiles pour garantir du soleil. La nuit étant venue, le patio était éclairé par une demi-douzaine de lampes à huile posées sur des appliques en fer forgé.
– Vous voyez, chevalier, dit Cervantès, le jour, lorsque le soleil darde trop violemment ses rayons, on peut s’étendre à l’abri sous les arcades que supportent ces minces colonnettes. Ce patio d’auberge n’a rien à envier au patio du plus somptueux palais. Il a même sa petite fontaine entourée d’orangers, de palmiers et de fleurs. L’eau entretient une fraîcheur agréable et les fleurs embaument l’air. Que peut-on désirer de plus?
Enfin le dîner fut servi par une délicieuse jeune fille de quinze ans, la propre fille de l’hôtelier, que son père envoyait pour honorer ses hôtes de marque.
Et tout en dévorant à belles dents, tout en entonnant force rasade de vins du Bordelais alternés avec les meilleurs crus d’Espagne, ils causaient; et Cervantès ayant raconté son histoire: