– En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d’après ce que j’entends, cette croisade, comme toute croisade qui se respecte, n’est qu’une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu’au dernier de ces… braves, espère tirer un honnête profit.
– N’est-ce pas toujours ainsi? répondit Cervantès en haussant les épaules.
– Qu’est-ce que ce Torero dont ils parlent?
Les traits mobiles de Cervantès prirent une expression de gravité et de mélancolie qui frappa vivement le chevalier.
– Il s’appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n’a jamais connu ni son père ni sa mère. On l’appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi; de même qu’il n’y a qu’un roi pour toutes les Espagnes, il n’y a qu’un toréador pour tous les Andalous: El Torero, c’est tout, et cela suffit. Il s’est rendu célèbre dans toute l’Andalousie par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu’à ce jour. Il ne descend pas dans l’arène comme font tous les autres toréadors, bardé de fer, couvert de la rondache [11], la lance au poing, monté sur un cheval caparaçonné… Il vient à pied, vêtu de soie et de satin: sa cape, enroulée autour de son bras gauche, remplace la pesante rondache; il tient une épée de parade à la main… De la pointe de cette petite épée, il enlève le flot de rubans placé entre les cornes de la bête, qu’il ne frappe jamais et ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux pieds de la plus belle… C’est un brave que vous aimerez quand vous le connaîtrez.
– Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est tellement pressé d’argent qu’il ne dédaigne pas de se mettre à la tête d’une armée de détrousseurs?
Cervantès secoua la tête, et:
– La question d’argent, la répression de l’hérésie, les exécutions en masse… s’il n’y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et généraux… Tout cela n’est que prétexte pour masquer le véritable but, que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur… et que, seul, je devine…
– Pardieu! je me disais aussi qu’il devait y avoir autre chose de plus grave, là-dessous! s’écria Pardaillan.
Et avec une sorte de curiosité:
– Voyons, est-ce qu’Élisabeth d’Angleterre menacerait d’envahir l’Espagne?… Voilà qui avancerait singulièrement les affaires du roi Henri! Non… Tant pis! morbleu!… Est-ce que des hommes de cœur, résolus enfin à briser le joug de fer sous lequel tout un peuple agonise, auraient fomenté quelque révolte bien organisée! Est-ce que quelque terrible complot…
– Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas!… Cette expédition formidable, dans laquelle des milliers d’innocentes victimes seront sacrifiées, est dirigée contre… un seul homme!
– Oh! diable!… s’exclama Pardaillan hérissé. C’est donc un tranche-montagne? Quelque conspirateur enragé? Quelque puissant personnage?…
– C’est un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n’a pas de nom, pas de fortune – car s’il gagne largement sa vie dans le périlleux métier qu’il a choisi, ce qu’il gagne appartient plus aux malheureux qu’à lui-même. C’est un homme qui, lorsqu’il ne descend pas dans l’arène, passe son existence dans les ganaderias où il dompte le taureau pour son propre plaisir. Vous voyez que ce n’est ni un conspirateur, ni un personnage.
– C’est le toréador dont vous me parliez avec tant de chaleur…
– Lui-même, chevalier.
– Je comprends maintenant que vous me disiez que je l’aimerais quand je le connaîtrais… Mais, dites-moi, il est donc d’une illustre famille, ce jeune homme sans nom?
Cervantès jeta un coup d’œil soupçonneux autour de lui, vint s’asseoir tout près de Pardaillan, et dans un souffle:
– C’est, dit-il, le fils de l’infant don Carlos, mort assassiné, il y a vingt-deux ans.
– Le petit-fils du roi Philippe!… L’héritier, alors, de la couronne d’Espagne, au lieu et place de don Philippe, l’infant actuel?…
Silencieusement, Cervantès approuvait de la tête.
– C’est le grand-père, monarque puissant, qui organise et dirige une expédition contre son petit-fils, obscur, pauvre diable… Il y a, là-dessous, quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan, rêveur.
– Si le prince – nous pouvons lui donner ce titre entre nous – si le prince savait, s’il voulait… l’Andalousie, qui l’adore sous sa personnalité de toréador, l’Andalousie se soulèverait demain: demain il aurait des milliers de partisans; demain l’Espagne, divisée en deux clans, se déchirerait elle-même… Comprenez-vous maintenant? L’expédition est à deux fins: on se débarrassera de quelques hérétiques, on enveloppera le prince dans ce vaste coup de filet, et on s’en débarrassera sans que nul ne soupçonne la vérité.
– Et lui?…
– Rien!… il ne sait rien.
– Et s’il savait, voyons, vous qui paraissez le connaître, que ferait-il?
Cervantès haussa les épaules:
– Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D’abord parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que même s’il savait, il se soucierait fort peu de la couronne.
– Ah! ah! fit Pardaillan, dont l’œil pétilla. Pourquoi?
– Le prince a une nature d’artiste, ardente et généreuse, et de plus il est amoureux fou de la Giralda.
– Corbleu! Il me plaît, votre prince!… Mais s’il est si féru d’amour pour cette Giralda, que ne l’épouse-t-il?
– Hé! il ne demande que cela!… Malheureusement, la Giralda, on ne sait pourquoi, ne veut pas quitter l’Espagne.
– Eh bien, qu’il l’épouse ici… Ce ne sont pas les prêtres qui manquent pour bénir cette union, et quant au consentement de la famille, puisqu’il ne se connaît ni père ni mère…
– Mais, fit Cervantès, vous ignorez que la Giralda est bohémienne…
– Qu’est-ce que cela fait?
– Comment, qu’est-ce que cela fait? Et l’Inquisition?…
– Ah çà! cher ami, voulez-vous me dire ce que l’Inquisition vient faire là-dedans?
– Comment! fit Cervantès stupéfait… La Giralda est bohémienne, bohémienne, entendez-vous?… C’est-à-dire que demain, ce soir, dans un instant, l’Inquisition peut la faire saisir et jeter au bûcher… Et si ce n’est déjà fait, c’est que la Giralda est adorée des Sévillans et qu’on a craint un soulèvement en sa faveur.
– Mais le prince n’est pas bohémien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait pas en démordre.
– Non!… Mais s’il épouse une hérétique, il devient passible de la même peine: le feu.
Et, sur le ton de quelqu’un qui récite:
– Quiconque entretient des relations avec un hérétique, lui donne asile ou ne le dénonce pas… quiconque, qu’il soit gentilhomme ou manant, refuse de prêter main forte à un agent du Saint-Office, commet un crime aussi grave que celui d’hérésie et devient passible de la même peine: le feu, encore! toujours!… Voilà ce que disent les mandements de l’Inquisition.
– Oh! vous m’en direz tant!… Au diable l’Inquisition! Morbleu! la vie n’est plus tenable avec cette institution-là!… et je vous avertis que la bile commence à me travailler singulièrement à ce sujet!… Quant à votre petit prince, voulez-vous que je vous dise?… Eh bien, j’éprouve une furieuse envie de me mêler un peu de ses affaires… sans quoi il ne s’en tirera jamais!