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– Hardi! hardi! trépigna Cervantès avec admiration. Don Quichotte entre en campagne!

– Que la fièvre maligne étouffe votre don Quichotte! bougonna Pardaillan. Contez-moi plutôt l’histoire de ce fils de l’infant don Carlos; vous me paraissez la connaître à fond.

– C’est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantès, dont le front se rembrunit.

– Je m’en doute un peu. Mais bah! il nous reste encore du vin, et nous avons du temps devant nous.

D’un coup d’œil circulaire, Cervantès s’assura que nul ne pouvait l’entendre, et:

– Sachez d’abord que tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin à cette histoire sont morts de mort violente… Tous ceux qui l’ont simplement connue et qui ont commis l’imprudence de montrer qu’ils savaient quelque chose ont disparu mystérieusement, sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’ils étaient devenus.

– Bon! comme nous ne voulons pas avoir le même sort, nous ferons en sorte que nul ne se doute que nous la connaissons.

À cet instant, sans qu’ils y prissent garde, un couple entra discrètement dans le patio.

L’homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du visage. La femme était non moins soigneusement enveloppée dans une mante dont le capuchon rabattu cachait entièrement sa figure.

Silencieusement, se tenant par la main, ils passèrent comme des ombres et vinrent s’asseoir sous les arcades où une demi-obscurité les mettait à l’abri de tout regard indiscret: évidemment c’étaient deux amoureux désireux de solitude et de mystère.

Les deux nouveaux venus n’étaient pas plutôt assis qu’un autre personnage, entré sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul fit attention à lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, à quelques pas des deux amoureux qu’il paraissait guetter.

Mais si habile qu’eût été la manœuvre, elle n’avait pas échappé à l’œil de Pardaillan, toujours en éveil.

«Ouais! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignée tapie au fond de son trou, prête à fondre sur sa proie!… Mais qui diable guette-t-il ainsi?… J’y suis!… C’est à ces deux amoureux, là-bas, qu’il en a… Je ne les avais pas remarqués, ces deux-là!… C’est un jaloux… un rival…»

Et à Cervantès:

– Allez, mon cher, je vous écoute.

– Vous savez, chevalier, qu’une des clauses du traité de Cateau-Cambrésis [12] stipulait le mariage de l’infant don Carlos, alors âgé de quinze ans, avec Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II, âgée elle-même de quatorze ans.

– Et que le roi Philippe épousa lui-même la femme qu’il destinait à son fils… Je sais.

– Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l’ont su ont disparu comme je vous ai dit, c’est que l’infant Carlos s’était pris pour sa jolie fiancée d’une passion irrésistible… Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards… Le prince était beau, élégant, spirituel et il était follement épris… La princesse l’aima. Pouvait-il en être autrement? Et ne devait-il pas être son époux?… La fatalité voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils…

– Et il en devint amoureux… c’est dans l’ordre.

– Malheureusement oui, reprit Cervantès. Dès l’instant où il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour lui celle qu’il avait destinée à son fils… La princesse aimait don Carlos… Mais c’était une enfant… et Catherine de Médicis était sa mère… Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés. Mais le prince…

– Le fait est que c’était dur pour lui!… Que fit-il?

– Il supplia, il pleura, il cria, il menaça… Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival – car c’étaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises – et glorieusement comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était partagé. Inspiration qui devait lui être fatale… Dans son orgueil, prodigieux à ce point qu’il se croit d’une autre essence que le commun des mortels et qu’il voit en lui comme une émanation de la puissance divine, le roi n’avait même pas été effleuré par cette pensée que son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l’infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes les fureurs d’une sombre jalousie qui se changea en haine implacable… Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins d’Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets… Et la princesse Élisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici… mais le père et le fils restèrent à jamais deux ennemis irréconciliables.

Cervantès s’arrêta un moment, vida d’un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et il reprit son récit:

– L’infant don Carlos fut systématiquement écarté des affaires du gouvernement et de la cour. Il était préférable, d’ailleurs, qu’il en fût ainsi, car chaque fois que le roi et l’infant se trouvaient face à face, c’était, de part et d’autre, le même regard sanglant où se lisaient des pensées de meurtre, la même expression de haine jalouse, le même déchaînement de passions furieuses qui menaçait de les précipiter l’un contre l’autre, la dague au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant des années, lorsqu’un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette nouvelle: l’infant est arrêté, jugé, condamné à mort…

– Il y eut réellement jugement?

– Oui! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de la basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort: le cardinal Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d’Éboli, et le licencié Birviesca, membre du conseil privé.

– Sous quel prétexte?

– Connivence avec les ennemis de l’État, machinations dans les Flandres, voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la voici: l’infant Carlos avait une nuée d’espions à ses trousses. La reine n’était pas moins surveillée, et cependant les deux amoureux, que la passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de se témoigner leur amour. Où?… Comment?… Ce sont là de ces miracles qu’un amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu’on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l’amant de la reine, que la reine allait être mère et que l’enfant qu’elle attendait avait pour père l’amant et non l’époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce moment-là?… Furent-ils trahis par quelque comparse?… Nul n’a jamais su… Toujours est-il qu’un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une menace pour la vie de l’enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses dispositions pour sauver son enfant, et lorsque les émissaires du roi se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il avait disparu… Le lendemain, l’infant était arrêté.

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[12] Traité du Cateau-Cambrésis signé en 1559 entre Henri II et Philippe II d’Espagne.