Lorsqu’il vit don César, épuisé par ses propres efforts, râlant sous la quadruple étreinte, il étendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet et, avec une explosion de joie furieuse:
– Enfin!… Je te tiens!
La jeune fille, à ce contact, avait eu un geste de dégoût et elle avait sursauté comme sous quelque brûlure, et, en se tordant pour échapper à la brutale étreinte, en se raidissant de toutes ses forces, elle jetait autour d’elle le coup d’œil désespéré du noyé qui cherche vainement après quoi se raccrocher.
Elle se défendait de son mieux, la pauvre petite, mais elle ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait doué d’une belle force, à en juger par l’aisance avec laquelle il la maintenait d’une seule main et sans effort apparent.
– Allons, grogna-t-il, décidé à en finir, allons, suis-moi!
Et d’un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la traînant brutalement.
Mais, arrivé là, il dut s’arrêter.
Pardaillan, nonchalamment appuyé contre la porte, les bras croisés sur sa large poitrine, le regardait paisiblement.
L’inquisiteur fixa une seconde cet étranger qui paraissait vouloir lui barrer le passage.
Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingénu, Pardaillan avait aux lèvres un sourire si naïf que vraiment il n’était pas possible de le croire animé de mauvaises intentions.
Et d’ailleurs, comment supposer que quelqu’un serait assez insensé pour oser manquer au respect dû au représentant d’un pouvoir devant lequel tout se courbait? Cette idée était tellement extravagante que l’agent du Saint-Office la repoussa aussitôt, et conscient de la supériorité que ses redoutables fonctions lui conféraient, il ne daigna même pas parler; d’un geste impérieux il commanda à cet intrus de s’écarter.
L’intrus ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux où se lisait, maintenant, un vague étonnement.
Impatienté, il dit sèchement:
– Allons, monsieur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux sortir.
– Hé! que ne le disiez-vous plus tôt? Vous voulez sortir?… Sortez, sortez, je n’y vois aucun inconvénient.
En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d’un pouce.
L’inquisiteur fronça le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commençait à l’inquiéter.
Néanmoins, il se contint encore, et d’une voix sourde:
– Monsieur, dit-il, j’exécute un ordre du Saint-Office et il est mortel, même pour un étranger comme vous, d’entraver l’exécution de ces ordres. Il est mortel de manquer de respect à un agent de la Sainte Inquisition.
– Ah! c’est différent!… Malepeste! je n’aurais garde d’entraver les ordres de ce saint… comment dites-vous?… Saint-Office, quoi… Et quoique étranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les égards dus à un agent… tel que vous.
Et il ne bougeait toujours pas, et cette fois l’inquisiteur blêmit, car il n’y avait pas à se méprendre sur le sens injurieux de ces paroles, tombées du bout des lèvres.
– Que voulez-vous enfin? dit-il d’une voix que la fureur faisait trembler.
– Je vais vous le dire, répondit Pardaillan avec douceur. Je veux – et il insista sur le mot – je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous maltraitez… je veux que vous rendiez la liberté à ce jeune homme que vous avez fait saisir traîtreusement… Après quoi, vous pourrez sortir… Je vous engagerai même à le faire vivement.
L’agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet étrange énergumène, et enfin gronda:
– Prenez garde! Vous jouez votre tête, monsieur. Refusez-vous obéissance aux ordres du Saint-Office?
– Et vous?… Refusez-vous obéissance à mes ordres, à moi fit Pardaillan, froidement.
Et comme l’inquisiteur restait muet de saisissement:
– je vous avertis que je ne suis pas très patient.
Un silence lourd d’angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scène prodigieuse.
L’acte inouï de Pardaillan, qui osait opposer sa volonté à l’autorité suprême du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour l’acte d’un dément ou d’un prodige d’audace et de bravoure. Il ne pouvait inspirer que la pitié ou l’admiration.
Au milieu de l’effarement général, Pardaillan, seul, restait parfaitement calme, comme s’il avait dit et accompli les choses les plus simples et les plus naturelles du monde. Et rompant ce silence chargé de menaces, une voix éclatante claironna soudain:
– Oh! magnifique don Quichotte!
C’était Cervantès qui, encore un coup, perdait la notion de la réalité, et manifestait son enthousiaste admiration pour le modèle que son génie devait immortaliser.
L’inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna vers les cavaliers, et, d’une voix blanche, ordonna:
– Emparez-vous de cet hérétique!
Et du doigt, il désignait Pardaillan.
Ils étaient six, ces cavaliers, dont quatre s’occupaient à maintenir le prisonnier: don César. Les deux à qui l’ordre s’adressait se regardèrent, hésitants.
Devant cette hésitation, l’agent menaça:
– Obéissez, par le Dieu vivant! ou sinon…
Les deux hommes se résignèrent et se mirent en marche. Mais la physionomie du chevalier ne leur annonçait rien de bon sans doute, car ils portèrent soudain la main à la poignée de l’épée. Ils n’eurent pas le temps de dégainer. Prompt comme la foudre, Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux hommes tombèrent comme des masses.
Alors, s’approchant de l’inquisiteur jusqu’à le toucher, le regardant droit dans les yeux, glaciaclass="underline"
– Laissez cette enfant, dit-il.
– Vous violentez un familier [13], monsieur, vous payerez cher cette audace! grinça l’inquisiteur avec un regard haineux.
– Trop familier, même!… Je crois, drôle, que tu te permets de menacer un gentilhomme!… Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je!
Le familier se redressa, farouche, et:
– Portez donc la main sur moi, si vous l’osez!
– Ma foi, j’eusse préféré m’épargner ce contact répugnant, mais enfin, puisqu’il le faut…
Au même instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la ceinture, le souleva comme une plume malgré sa résistance, l’emporta à bout de bras jusqu’à la porte qu’il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en disant:
– Si tu tiens à tes oreilles, ne t’avise pas de revenir ici tant que j’y serai.
Puis, sans plus s’en occuper, il rentra dans le patio, et aux quatre cavaliers qui le regardaient d’un air ébahi, rudement:
– Détachez ce seigneur!
Ils s’empressèrent d’obéir, et en coupant les cordes:
– Excusez-nous, don César, votre résistance au Saint-Office vous aurait infailliblement coûté la vie… Nous eussions été marris de perdre El Torero.
Quand le Torero fut détaché, Pardaillan leur montra la porte du doigt et dit:
– Sortez!
– Nous sommes des cavaliers! fit l’un d’un air rogue.