– Je ne sais si vous êtes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan, mais je sais que vous avez agi comme des sbires… Sortez donc si vous ne voulez que je vous traite comme tels…
Et il montrait la pointe de sa botte.
Les quatre, honteux, courbèrent l’échine, et avec des jurons étouffés, en roulant des yeux féroces, ils se dirigèrent vers la porte.
– Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous débarrasser de ça.
Ça, c’étaient les deux qu’il avait à moitié assommés.
Piteusement, les quatre s’attelèrent, et l’un soulevant les épaules, l’autre les jambes, emportant leurs camarades évanouis, ils firent une sortie qui était loin d’être aussi brillante que leur entrée.
Quand ils se retrouvèrent entre eux, avec l’hôte, sa fille, les servantes, qui surgirent soudain d’on ne savait quels coins d’ombre et qui, maintenant, étaient partagés entre l’admiration que leur inspirait cet homme extraordinaire et la crainte d’une accusation de complicité, malheureusement très possible:
– Cordieu! On respire mieux maintenant! dit tranquillement Pardaillan.
– Sublime, magnifique, admirable don Quichotte! exulta Cervantès.
– Écoutez, cher ami, fit Pardaillan avec cet air figue et raisin qu’il avait en de certaines circonstances, dites-moi, une fois pour toutes, qui est ce don Quichotte dont, soit dit sans reproche, vous me rebattez les oreilles depuis une heure?
– Il ne connaît pas don Quichotte! s’apitoya Cervantès en levant ses longs bras avec un air de désolation comique.
Et, avisant la petite Juana:
– Écoute ici, muñeca (poupée). Regarde un peu si en furetant bien dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir.
– Pas besoin d’aller si loin, seigneur, répondit Juana en riant. Voilà le miroir que vous demandez.
Et fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille plate, couverte d’un enduit blanc aussi brillant que de l’argent [14].
Cervantès prit la coquille-miroir, la présenta gravement à Pardaillan, et s’inclinant:
– Regardez-moi là-dedans, chevalier, et vous connaîtrez cet admirable don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure.
– C’est bien ce qu’il me semblait, murmura Pardaillan, qui regagna un moment Cervantès avec un air très sérieux.
Puis, haussant les épaules:
– J’avais bien dit: votre don Quichotte est un maître fou.
– Pourquoi? demanda Cervantès, ébahi.
– Parce que, reprit froidement Pardaillan, un homme de sens n’aurait pas accompli toutes les folies qui vient de faire ici ce fou de… don Quichotte.
El Torero et la Giralda s’approchèrent alors du chevalier, et d’une voix tremblante d’émotion:
– Je bénirai l’instant où il me sera donné de mourir pour le plus brave des chevaliers que j’aie jamais rencontrés, dit don César.
La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement elle prit la main de Pardaillan, et la porta vivement à ses lèvres, en un geste de grâce ingénu.
Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou d’admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunté, plus gêné, assurément, devant cette explosion de sentiments sincères, qu’il ne l’eût été devant les pointes acérées de plusieurs rapières menaçant sa poitrine.
Il contempla une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse, qui le regardait avec des yeux sincèrement admiratifs, et de cet air bourru qu’il avait dans ses moments d’émotion douce:
– Mordieu! monsieur, il s’agit bien de mourir!… Il faut vivre, au contraire, vivre pour cette adorable enfant… vivre pour l’amour qui, croyez-moi, triomphe toujours, quand on a pour soi ces deux auxiliaires puissants que sont la jeunesse et la beauté. En attendant, asseyez-vous là, tous les deux, et en buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous soustraire aux dangers qui vous menacent.
XII L’AMBASSADEUR DU ROI HENRI
Une des pièces annexes du salon des Ambassadeurs dans l’Alcazar de Séville.
La pièce est vaste, lambrissée et plafonnée de bois d’essences rares, bizarrement sculptés dans ce fantastique style arabe. Sommairement meublée: larges fauteuils, quelques escabeaux, énormes bahuts, une grande table de travail, surchargée de paperasses.
De petites fenêtres cintrées donnent sur ces fameux jardins, célèbres dans le monde entier.
Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenêtres, et son œil froid erre distraitement sur les splendeurs d’une nature luxuriante, corrigée, embellie et garrottée par un art intelligent, mais trop raffiné.
Le grand inquisiteur est debout près de lui.
Plus loin, appuyé au chambranle d’une autre fenêtre, pareil à quelque cariatide vivante, un colosse se tient immobile, les bras croisés. Un nez long et busqué, des yeux sombres, sans expression, c’est tout ce qui émerge d’une forêt de cheveux crépus, retombant sur le front, jusque sur les sourcils épais et broussailleux, et d’une barbe neptunienne, envahissant tout le bas du visage jusqu’aux pommettes, le tout d’un roux ardent.
Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communément appelé à la cour Barba Roja, ou, en français, Barbe Rousse, c’était le dogue de Philippe II.
Là où se trouvait le roi, aux fêtes, aux cérémonies religieuses, aux exécutions, au conseil partout et toujours, on voyait Barba Roja, immobile, muet, les yeux fixés sur son maître, ne voyant, n’entendant, ne comprenant que sur son ordre exprès.
C’était une brute magnifique, qui faisait partie, en quelque sorte, des accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais, sur un signe, sur un regard du maître, la brute devenait d’une intelligence remarquable pour exécuter l’ordre secret saisi au vol.
Il était redouté autant pour ses fonctions que pour sa force herculéenne.
D’une très noble et très ancienne famille des Castilles, il aurait pu frayer de pair avec les plus grands de la cour, mais d’un naturel farouche, il fuyait toutes relations, et nul ne pouvait se vanter d’avoir entendu parler Barba Roja, si ce n’est dans l’exécution d’un ordre du roi. Et encore là, ne disait-il que ce qui était strictement nécessaire.
Le roi, dans son costume opulent et sévère, avec cet air sombre et glacial qui lui était habituel, écoutait attentivement les explications d’Espinosa.
La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la même qui a rêvé de renouer avec la tradition de la papesse Jeanne. C’est la même qui a fait trembler Sixte V et a failli le renverser de son trône pontifical, c’est une intelligence et c’est une illuminée… Elle est à ménager, son concours peut être précieux.
– Et ce chevalier de Pardaillan?
– D’après ce que j’en ai entendu dire, c’est une force redoutable qu’il faudra s’attacher à tout prix ou briser impitoyablement… Mais encore faudrait-il le voir à l’œuvre pour le juger… Tant de ces réputations sont surfaites!… Cependant, on peut déjà établir des données: ainsi ce chevalier de Pardaillan est authentiquement comte de Margency et il dédaigne ce titre… C’est peut-être un caractère… à moins que ce titre de comte ne lui paraisse insuffisant. D’autre part, le jour même de son arrivée à Séville, il s’est heurté à un de mes agents… Ce Pardaillan l’a jeté dans la rue comme on jette un objet gênant… C’est un audacieux, assurément.