Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n’y avait pas le moindre doute: Espinosa refuserait. Elle regarda Pardaillan comme pour s’assurer s’il pensait réellement voir sa demande accueillie favorablement. Mais Pardaillan était impassible.
Espinosa, de son côté, demeura impénétrable. Il dit simplement:
– Voyons la seconde demande?
– La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraîtra sans doute moins pénible. Je désire que vous donniez l’assurance à madame qu’elle pourra se retirer sans être inquiétée.
– C’est tout, monsieur?
– Mon Dieu, oui, monsieur.
Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur:
– Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible de vous laisser sous le coup d’un remords, et, pour vous prouver combien grande est l’estime que j’ai pour votre caractère, voici le document que vous demandez. Je vous le remets, à vous, comme au plus brave et au plus digne gentilhomme que j’aie jamais connu.
Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa, songea: «Que veut dire ceci?… Je m’attendais à disputer sa proie à un tigre et je trouve un agneau docile et désintéressé. Je m’attendais à la bataille tumultueuse et acharnée et, au lieu d’un échange de coups mortels, je trouve un échange d’aménités et de courtoisies… Mordiable! il y a quelque chose là-dessous!»
Et, tout haut, à Espinosa:
– Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.
Puis à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même le regarder:
– Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire perdre.
– Eh quoi! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez pas?… Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous avez traversé la France et l’Espagne pour vous en emparer. C’est à vous personnellement, sire de Pardaillan, qu’on vient de le remettre, ne pensez-vous pas que l’occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer aux règles de chevalerie si sévères que vous vous imposez?
– Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j’ai demandé ce document pour vous. Je dois donc vous le remettre séance tenante, ce que je fais. Me croire capable du calcul que vous venez d’énoncer serait me faire une injure injustifiée.
– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que j’aie la pensée d’insulter un des derniers preux qui soient au monde!… Je voulais simplement vous faire remarquer que pareille occasion ne se présentera jamais plus. Alors comment ferez-vous pour tenir la parole que vous avez donnée au roi Henri de Navarre?
– Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j’ai eu l’honneur de vous le dire: j’attendrai qu’il vous plaise de me remettre de plein gré ce chiffon de parchemin.
Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.
– Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole: vous et votre escorte pourrez quitter librement l’Alcazar.
– Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance, et chez moi, ceci n’est pas une formule de banale politesse.
– Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j’en suis d’autant plus heureux que, moi aussi, j’ai quelque chose à vous demander.
«Ah! ah! pensa Pardaillan, je me disais aussi: voilà bien de la générosité? Eh bien! morbleu! j’aime mieux cela. Il me répugnait de devoir quelque chose à ce sombre et énigmatique personnage; du diable si je sais pourquoi, par exemple!»
Et, tout haut:
– S’il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demander vous sera accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez mis vous-même à acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais volontiers.
Espinosa approuva de la tête et dit:
– Avant tout, monsieur le chevalier, laissez-moi vous prouver que si j’ai cédé à vos demandes, c’est uniquement par estime pour votre personne et non par crainte, comme vous pourriez le supposer.
– Monsieur, dit Pardaillan, avec cette nuance de respect qui, chez lui, avait tant de prix, jamais l’idée ne me viendra de croire un homme tel que vous capable de céder à une crainte quelconque.
Une fois encore, Espinosa approuva de la tête, mais il insista:
– Il n’importe, monsieur, mais je tiens à vous convaincre.
– Faites à votre idée, monsieur, dit poliment Pardaillan.
Sans bouger de sa place, avec le pied, Espinosa actionna un ressort invisible, et au même instant la bibliothèque pivota, démasquant une salle assez spacieuse, dans laquelle des hommes armés de pistolets et d’arquebuses se tenaient immobiles et muets, prêts à faire feu au commandement.
– Vingt hommes et un officier! dit laconiquement Espinosa.
«Ouf! pensa Pardaillan, me voilà bien loti!… Quand je pense que j’ai eu la naïveté de croire que le tigre s’était mué en agneau pour moi!»
Et il eut un sourire de pitié pour cette naïveté qu’il se reprochait.
– C’est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais; mais il y a autre chose, et mieux.
Et sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche, laissant au centre un large espace libre. L’officier alla au fond de ce passage ouvrir toute grande une porte qui s’y trouvait. Cette porte donnait sur un large couloir occupé militairement.
– Cent hommes! fit Espinosa qui s’adressait toujours à Pardaillan.
«Misère de moi!» pensa le chevalier, qui, néanmoins, resta impassible.
– L’escorte de Mme la princesse Fausta! commanda Espinosa d’une voix brève.
Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel…
Pardaillan s’appuya nonchalamment à la porte par où il était entré et un sourire d’orgueil illumina ses traits fins à la vue des précautions inouïes prises contre un seul homme, lui! Et cependant, dans la sincérité de son âme, il se gratifiait libéralement des invectives les plus violentes.
– Que la peste m’étouffe! pensait-il. Qu’avais-je besoin de me poser en cavalier servant de l’infernale Fausta? Et que me faisaient à moi ses dissensions avec ce chef d’inquisiteurs qui me fait l’effet d’un lutteur redoutable, malgré ses airs confits en douceur, et qui, en tout cas, n’est pas un écervelé comme moi, lui, à preuve les précautions minutieuses dont il a su s’entourer!… Çà, mordiable! je serai donc ma vie durant un animal fantasque et inconsidéré, incapable de tout raisonnement honnête et sensé? Que la fièvre maligne me fasse claquer du bec jusqu’à la fin de mes jours! Dans quel guêpier me suis-je fourvoyé avec ma sotte manie de me vouloir mêler de ce qui ne me regarde pas! Et si mon pauvre père me voyait en si fâcheuse posture, par ma sottise, de quelles invectives méritées ne me couvrirait-il pas?… Il n’est pas jusqu’à mon nouvel ami Cervantès qui, s’il me voyait ainsi pris au gîte comme un renardeau expérimenté, ne manquerait pas de me jeter à la tête son éternel «Don Quichotte!»
Mais par un revirement naturel chez lui, après s’être congrûment admonesté, son insouciance reprenant le dessus: