Le chevalier avait écouté attentivement l’explication qu’Espinosa venait de lui donner avec une chaleur qui contrastait étrangement avec le calme immuable qu’il montrait habituellement.
Lorsque Espinosa eut terminé, il resta un moment rêveur, puis redressant sa tête fine:
– Je ne doute pas de votre sincérité, dit-il. Mais vous avez proclamé votre manque de foi religieuse. Or le médecin dont vous parliez est sincèrement convaincu de l’efficacité de l’opération qu’il va pratiquer sur un corps malade. Il peut se tromper, il est respectable parce que sincère… Mais vous, monsieur, vous vous attaquez à un corps sain, et sous prétexte de le régénérer, de le sauver – et je me demande de quoi vous voulez le sauver puisqu’il n’est pas malade – vous voulez lui imposer un remède auquel vous-même vous n’avez pas foi… Alors, monsieur, j’avoue que je ne comprends plus…
– Comme vous, monsieur, reprit Espinosa avec une conviction ardente, je suis dénué de cette religion qui consiste à rendre un culte aveugle à une divinité quelconque. Comme vous, j’ai cette religion qui ne suit que les inspirations du cœur et de la raison. Comme vous, je me sens animé pour mon prochain de cet amour vaste, profond, désintéressé qui m’a fait rêver le bonheur de mes semblables. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à consacrer toutes les forces de mon intelligence et de mon énergie à rechercher où se trouvait ce bonheur, afin de le leur donner. Mais, monsieur, cherchez combien sont capables de comprendre ce que je vous dis… À peine une infime poignée de cerveaux naturellement doués, à peine quelques âmes hautes et droites… Le reste – la masse immense, incalculable – est dans la situation de ce blessé, dont je vous parlais, à qui le médecin doit imposer l’opération salutaire qu’il maudit sur le moment parce qu’il ne la comprend pas et qu’il bénira plus tard quand il sentira la vie affluer de nouveau en lui.
– Mais êtes-vous sûr, monsieur, qu’en agissant ainsi, vous réalisez le bonheur de l’humanité?
– Oui, fit nettement Espinosa. J’ai longuement médité ces questions et j’ai mesuré le fond des choses, je suis arrivé à cette conclusion que la science est la grande, l’unique ennemie qu’il faut combattre avec une ténacité implacable, parce que la science est la négation de tout et qu’au bout c’est la mort, c’est-à-dire le néant, c’est-à-dire la terreur, le désespoir, l’horreur. Tout ce qui se livre à la science aboutit fatalement là où je suis: au doute. Le bonheur se trouve donc dans l’ignorance la plus complète, la plus absolue, parce qu’elle préserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible l’inéluctable moment où tout est fini. Parce qu’avec la foi tout n’est pas fini précisément, et que ce moment d’horreur intense devient un passage dans une vie meilleure. Voilà pourquoi je poursuis irrémissiblement tout ce qui manifeste des idées d’indépendance, tout ce qui s’adonne à la science maudite. Voilà pourquoi je veux imposer à l’humanité entière cette foi que j’ai perdue, parce que, assuré de mourir désespéré, je veux, dans mon amour pour mes semblables, leur éviter du moins, mon sort affreux.
– En sorte que vous leur imposez toute une vie de contrainte, de souffrances et de malheur pour leur assurer quoi?… Un moment d’illusions qui durera l’espace d’un soupir.
– Qu’importe! Croyez-moi, le moment est assez affreux pour que son adoucissement ne soit pas payé trop cher par toute une vie misérable, comme vous dites.
Le chevalier le considéra un instant avec une stupeur indignée, et d’une voix vibrante:
– Vous osez parler d’humanité quand vous rêvez de faire payer de toute une vie de misère l’adoucissement problématique d’un instant fugitif! dit-il. Il me semble, à moi, qu’il serait préférable de vivre toute une vie heureuse, quitte à la payer d’un instant de terreur et d’angoisse. Soyez sûr, monsieur, que les malheureux à qui vous voulez imposer l’effroyable supplice que, par suite de je ne sais quelle aberration, vous appelez un bonheur, vous diraient ce que je dis si vous preniez la peine de les consulter sur une chose qui les intéresse pourtant un peu, convenez-en.
– Ce sont des enfants, dit Espinosa avec dédain. On ne consulte pas des enfants… On les corrige, et tout est dit.
– Des enfants! c’est bientôt dit, monsieur! Ces enfants sont en droit de vous dire, avec quelque apparence de raison, que c’est vous et vos pareils qui êtes, non pas des enfants inoffensifs, malheureusement, mais des fous furieux, qu’il faudrait abattre sans pitié pour le bien général. Mordieu! monsieur, de quoi vous mêlez-vous? Laissez donc les gens vivre à leur guise et ne cherchez pas à leur imposer un bonheur qu’à tort ou à raison ils considèrent comme un épouvantable malheur.
– Ainsi, monsieur, fit Espinosa, qui reprit son air calme et paisible, vous croyez que le bonheur consiste à vivre sa guise?
– Monsieur, dit froidement Pardaillan, je crois que sous vos airs d’humanité et de désintéressement, vous cherchez votre propre bonheur avant tout. Eh bien, ce bonheur, vous ne le trouverez pas dans l’effroyable domination que vous rêvez. Le long des routes où j’ai passé la plus grande partie de mon existence, j’ai ramassé des idées qui ont cours et qui pourraient vous paraître étranges. Cependant, nous sommes quelques-uns, plus nombreux qu’on ne pense, qui voulons notre part de soleil et de vie Nous estimons que la vie serait belle si nous la vivions en hommes que nous sommes et non en loups dévorants, et nous ne voulons pas sacrifier notre part de bonheur à l’appétit d’une poignée d’ambitieux titrés rois, princes ou ducs. C’est pourquoi je vous dis: Ne vous occupez pas tant des autres, vivez la vie telle qu’elle est, prenez-en tout ce qu’on en peut prendre dans ce court passage. Aimez le soleil et les étoiles, la chaleur de l’été et les neiges de l’hiver, aimez surtout l’amour, qui est tout l’homme. Mais laissez à chacun la part qui lui revient. Vous trouverez là le bonheur… En tout cas, Espagnol vous êtes, restez Espagnol, et laissez-nous nous débrouiller comme nous pourrons chez nous. N’essayez pas de venir nous imposer les sinistres idées que vous avez… Cela vaudra mieux pour nous… et pour vous.
– Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun dépit, je n’ai pas réussi à vous convaincre. Mais si j’ai échoué dans des généralités, peut-être serai-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous soumettre.