Le grand inquisiteur les considéra, l’un après l’autre, avec une fixité troublante et fit un geste impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son pas silencieux.
Espinosa prit un siège et s’assit entre les deux lits, face aux deux blessés qu’il tenait sous son regard dominateur.
– Ça, dit-il, d’un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des hommes?… Êtes-vous des êtres sensés ou des fous furieux?… Comment! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de commander à vos passions!… Et quelle passion?… la jalousie aveugle et stupide!…
Et comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestation, Espinosa reprit avec plus de force:
– J’ai dit stupide… je le maintiens!… Eh! quoi, vous ne voyez donc rien? Niais que vous êtes? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui triomphera? Qui?… Pardaillan!… Pardaillan qui est aimé, lui! Pardaillan qui, grâce à votre stupide aveuglement, réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à vous mordre, à vous déchirer, et qui, alors, se moquera de vous… et il aura bien raison!
– Assez! assez! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l’œil injecté, crispait furieusement ses poings.
Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude, plus impérieux:
– Au lieu de vous ruer l’un sur l’autre comme deux fauves déchaînés, unissez vos forces et vos haines par le Christ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Chargez-le sans trêve ni repos jusqu’à ce que vous l’ayez réduit à merci! jusqu’à ce que vous le teniez pantelant et râlant sous vos coups combinés… Alors, quand vous l’aurez tué, il sera temps de vous entre-tuer, si vous n’arrivez pas à vous entendre.
Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils n’avaient pas songé, ni l’un ni l’autre, à cette solution pourtant logique.
– C’est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur! murmura Montalte.
– Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous?
– Oui, râlèrent les deux blessés.
– Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d’une mort lente et désespérée?
– Oh! tout mon sang en échange de cette minute!
– Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de vous aider mutuellement. Jurez de marcher la main dans la main jusqu’à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.
Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d’une même voix:
– Je jure!…
– C’est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment. Vous reprendrez votre indépendance quand vous serez débarrassés de votre ennemi et vous serez libre alors de vous dévorer mutuellement si vous y tenez absolument. Mais jusque là, alliance offensive et défensive et sus à Pardaillan!
– Sus à Pardaillan! C’est juré, monseigneur.
– Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore; je le confie à vos bons soins. Il n’y a pas un instant à perdre, messieurs; il faut que vous soyez sur pied le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur, qui, pendant que vous êtes cloués ici par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs.
Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.
Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l’Alcazar avec tous les honneurs dus à son rang.
Fausta aimait à s’entourer d’un luxe inouï partout où elle allait. À cet effet, elle semait l’or à pleines mains et sans compter. Le luxe, chez cette femme extraordinaire, n’était pas un vulgaire manège de coquette soucieuse de faire un cadre étincelant à sa beauté prodigieuse, qui aurait pu s’en passer. Le luxe fabuleux dont elle s’entourait faisait partie d’un système, un peu théâtral, savamment étudié. C’était comme une sorte de mise en scène éblouissante destinée à frapper l’imagination de ceux qui l’approchaient, grands ou petits, tout en mettant en relief sa beauté.
À Séville, Fausta s’était fait immédiatement aménager une demeure somptueuse où s’entassaient les meubles précieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés de l’époque, où rien n’avait été épargné pour produire une profonde impression sur le visiteur ébloui. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.
Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de cour qu’elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent une ample robe de lin fin, tout unie et d’une blancheur immaculée. Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne pénétrait et qui contrastait étrangement par sa simplicité, avec les splendeurs qui l’environnaient.
Là, sûre que nul œil indiscret ne pouvait l’épier, elle sortit de son sein la déclaration d’Henri III qu’Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considéra plus longtemps d’un air rêveur, puis elle l’enferma dans un petit étui à fermoir secret qu’elle plaça dans un tiroir habilement dissimulé au fond d’un coffre en chêne massif, défendu par un double rang de serrures compliquées.
– À moins de réduire le coffre en miettes, on ne trouvera pas cet étui, murmura-t-elle.
Ces précautions prises, elle s’assit et, sans que son visage perdît rien de ce calme majestueux qu’elle devait à une longue étude, elle réfléchit:
– Ainsi, j’ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trébucher encore! J’ai failli être prise et dépouillée par le grand inquisiteur.
Et, avec un sourire indéfinissable:
– Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer!… Pourquoi?… M’aimerait-il, sans s’en douter lui-même? Cet homme a de ces gestes qui me déroutent, moi, Fausta!…
Et, avec une expression sinistre:
– Il est vrai que si Espinosa est bien l’homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie… Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu’il avait si admirablement machiné?… Ce n’est pas sûr! La diplomatie de ce prêtre est lente et tortueuse. Moi seule, j’ose vouloir et je sais aller droit au but… Lui aussi!… Pourquoi ne veut-il ou ne peut-il être à moi?… Que ne ferions-nous pas si nous étions unis?… Que ne suis-je moi-même un homme! je voudrais voir l’univers asservi à mes pieds! Mais je ne suis qu’une femme, et puisque je n’ai pas pu arracher de mon cœur cet amour, cause de ma perte, je frapperai l’objet de cet amour et cette fois mes précautions seront si bien prises qu’il n’échappera pas. C’est ma propre existence qui est en jeu: pour que je vive il faut que Pardaillan meure!
Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II:
– L’impression que j’ai produite sur le roi m’a paru profonde… Sera-t-elle humble? Alors que j’espérais l’éblouir par l’élévation de mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit… L’amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme… surtout quand cet homme est affaibli par l’âge… J’eusse préféré autre chose, mais je n’ai pas le choix.