Puis, sérieusement, l’index levé:
– Dieu seul, duc, peut lâcher la foudre!
– Saint-Père, est-ce d’un homme que vous parlez ainsi?
– Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-être le seul homme qui ait forcé l’admiration de Sixte Quint… Puisque vous le voulez, allez, duc. Essayez de décider Pardaillan.
– Où le trouverai-je?
– Au camp du Béarnais. Vous allez monter à cheval et vous rendre auprès d’Henri de Navarre. Vous lui ferez connaître la teneur exacte du document que Fausta porte à Philippe – document que nous n’avons livré que par la violence. Votre mission officielle se borne à cela seul. Le reste vous regarde… c’est à vous de trouver Pardaillan. Et quand vous l’aurez trouvé, vous lui direz simplement ceci: Fausta est vivante! Fausta porte à Philippe un document qui lui livre la couronne de France.
– Est-ce là tout ce que j’aurai à lui dire, Saint-Père?
– C’est tout oui… et cela suffira!
– Quand faut-il partir?
– À l’instant.
VI LE CHEVALIER DE PARDAILLAN
Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lança au galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son cœur. La colère, la haine et l’amour s’y déchaînaient. À une demi-lieue de la Ville Éternelle, il s’arrêta court et, longtemps, sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointaine silhouette du château Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura:
– Montalte, Montalte, prends garde, car à partir de ce moment je suis pour toi l’ennemi que rien ne désarmera…
Et plus bas, plus doucement:
– Fausta!…
Alors il reprit sa course, et pendant des jours, par les monts, par les plaines, il passa, cavalier rapide que poussait la vengeance.
Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurs chevaux, et ne s’arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait.
À quelques lieues de Paris il rejoignit un gentilhomme qui s’en allait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant si on avait des nouvelles du roi Henri et si on savait vers quel point de l’Île-de-France le Béarnais se trouvait alors.
– Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses logements dans le village de Montmartre, à l’abbaye des Bénédictines de Mme Claudine de Beauvilliers, qui, dit-on, passe ses jours à prier et ses nuits à essayer de convertir à la messe le royal hérétique.
Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l’étranger qui parlait avec cette sorte d’irrévérence moqueuse et il vit un homme d’une quarantaine d’années, au visage fin, au profil de médaille, vêtu sans aucune recherche, mais avec cette élégance qui tenait à sa manière de porter le pourpoint et le manteau, dont les plis retombaient avec grâce sur la croupe du cheval.
– Si vous le désirez, monsieur, reprit l’inconnu, je vous conduirai jusqu’au roi, qui m’a donné rendez-vous pour ce soir.
Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur le costume simple et sans aucun ornement.
– Oh! continua l’inconnu en souriant, vous serez bien plus étonné quand vous verrez le roi qui porte un costume si râpé que vraiment vous lui ferez honte, vous avec toutes vos broderies reluisantes, avec votre superbe manteau en velours de Gênes, avec la plume mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d’or, avec…
– Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m’accablez pas, ou, par le Dieu vivant, je vous montrerai que si je porte de l’argent à mon pourpoint et de l’or aux talons de mes bottes, je porte aussi de l’acier dans ce fourreau.
– Vraiment, monsieur? Eh bien! je ne vous accablerai donc pas et me bornerai à vous tirer mon chapeau, car il serait malséant qu’un illustre cavalier, venu en droite ligne du fond de l’Italie…
– Comment savez-vous cela? interrompit furieusement Ponte-Maggiore.
– Eh! monsieur, si vous ne vouliez pas qu’on le sache, vous auriez bien dû laisser votre accent de l’autre côté des monts.
En disant ces mots, le gentilhomme salua d’un geste de grâce et d’aisance merveilleuse et reprit paisiblement son chemin.
Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Mais considérant la silhouette vigoureuse de l’inconnu, il se calma.
– Accomplissons d’abord la mission que je suis venu remplir ici. Et quand j’aurai vu le roi, quand j’aurai retrouvé ce Pardaillan de malheur, alors il sera temps d’infliger une leçon à cet insolent, si je le trouve encore en travers de ma route. Eh! monsieur, continua-t-il à haute voix, ne vous fâchez pas, je vous prie, et permettez-moi d’accepter l’offre bienveillante que vous m’avez faite tout à l’heure.
L’inconnu salua de nouveau et dit du bout des lèvres:
– En ce cas, monsieur, suivez-moi.
Les deux cavaliers allongèrent le trot, et vers le soir, au moment où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur les hauteurs de Chaillot.
Le gentilhomme français s’arrêta, étendit le bras et prononça:
– Paris!…
De la ville, sur laquelle planait un morne silence, on n’apercevait que le fouillis des toitures, d’où émergeaient les flèches de ses innombrables églises et la massive ceinture de pierre, chargée de la protéger, entourée elle-même d’un cercle de toile: les tentes des troupes royalistes, dont le cordon se resserrait de plus en plus.
Tandis que Ponte-Maggiore considérait ce spectacle de la grande ville assiégée, son compagnon semblait rêver à des choses lointaines. Sans doute des souvenirs s’évoquaient dans son esprit, sans doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelque épisode héroïque ou charmant de sa vie, qui avait dû être aventureuse, car un sourire mélancolique errait sur ses lèvres: ce souvenir de poésie qui vient fleurir les lèvres de l’homme quand, se tournant vers le passé, il y trouve, par hasard, une heure de joie ou de charme sans amertume.
– Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis à vous.
L’inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes, et murmura:
– Allons…
Ils descendirent donc vers Paris en obliquant du côté de Montmartre.
Sous les murs, c’était le même fourmillement de troupes assiégeantes.
Sur les remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité de prêtres et de moines, la robe retroussée, le capuchon renversé; quelques-uns avaient la salade en tête, quelques autres portaient des cuirasses; tous étaient armés de piques, de hallebardes, de colichemardes ou dagues, de vieux mousquets, ou tout uniment de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à la main ou pendu à la ceinture. Et ces étranges soldats allaient, venaient, se démenaient, prêchaient d’un côté, anathémisaient [4] de l’autre, et somme toute faisaient bonne garde.
Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, se traînaient péniblement, pourchassés sans cesse par les moines-soldats et revenant sans cesse, avec l’obstination du désespoir, occuper les créneaux, d’où ils criaient avec des voix lamentables: