– Du pain!… du pain!…
– Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens accepteraient volontiers une invitation à dîner.
– C’est vrai, murmura l’inconnu, ils ont faim. Pauvres diables!…
– Vous les plaignez? dit Ponte-Maggiore, avec le même ricanement.
– Monsieur, dit l’inconnu, j’ai toujours plaint les gens qui ont faim et soif, car moi-même souvent, dans mes longues courses à travers le monde, j’ai eu faim et j’ai eu soif.
– C’est ce qui ne m’est jamais arrivé, fit dédaigneusement Ponte-Maggiore.
L’inconnu le parcourut de haut en bas d’un étrange regard, et, avec un sourire plus étrange encore, répondit:
– Cela se voit.
Si simple que fut cette réponse, elle sonna comme une insulte, et Ponte-Maggiore pâlit.
Sans doute il allait cette fois répondre par une provocation directe, lorsqu’au loin s’éleva une clameur qui, se gonflant de proche en proche, de troupe en troupe, s’en vint déferler jusqu’à eux:
– Le roi!… le roi!… Vive le roi!…
Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahit les remparts, bouscula les moines-soldats, s’empara des parapets en criant:
– Sire! Sire!… Du pain!…
– Me voici, mes amis! criait Henri IV. Eh! Ventre-saint-gris! pourquoi diable ne m’ouvrez-vous pas vos portes?
Alors l’inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses émouvantes que l’histoire enregistre avec un sourire attendri:
Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois cents cavaliers qui l’entouraient l’imitèrent, et alors on vit s’avancer toute une théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces pains, le fixa au bout d’une immense perche et le tendit aux affamés des remparts. En un clin d’œil, le pain fut partagé et englouti.
– Que fait-il? s’écria Ponte-Maggiore stupéfait.
– Eh! monsieur, vous voyez bien que Sa Majesté invite les Parisiens à dîner!
En même temps les cavaliers de l’escorte suivaient l’exemple du roi. De tous les côtés, par des moyens divers, on faisait passer aux assiégés quantité de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les bénédictions éclataient sur les remparts, bientôt suivis d’une longue acclamation:
– Vive le roi!
Et quand tout fut distribué:
– Mangez, mes amis, mangez, dit le roi. Demain je vous en apporterai encore.
– Bravo, Sire! cria l’inconnu.
– Intrigant! murmura Ponte-Maggiore.
Henri IV se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation, et, avec un bon sourire:
– Ah! enfin!… Voici donc M. de Pardaillan!
– Pardaillan! gronda Ponte-Maggiore…
– Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV, je suis bien heur de vous voir. Et la célérité avec laquelle vous avez répondu à mon invitation me fait présager que, cette fois, vous serez des nôtres.
– Votre Majesté sait bien que je lui suis tout acquis.
Henri IV posa un moment son œil rusé sur la physionomie souriante du chevalier et dit:
– À cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer près de moi.
Au moment de partir:
– Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s’il vous plaît de me dire votre nom, j’aurai l’honneur, en arrivant à Montmartre, de vous présenter à Sa Majesté, selon ma promesse…
– Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan!
Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et narquois reprenant le dessus:
– Peste! je ne m’attendais pas à un tel honneur!
Lorsque le roi s’éloigna, à la tête de son escorte, une immense acclamation partit du haut des remparts.
– Au revoir, mes amis, au revoir! cria Henri IV.
Et, se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, avec un soupir:
– Quel dommage que de si braves gens s’entêtent à ne pas m’ouvrir leurs portes!
– Eh! Sire, dit le chevalier en haussant les épaules, ces portes tomberont d’elles mêmes quand vous le voudrez.
– Comment cela, monsieur?
– J’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté: Paris vaut bien une messe!
– Nous verrons… plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire.
– Il faudra toujours bien en venir là, murmura le chevalier.
Cette fois Henri IV ne répondit pas.
Bientôt l’escorte s’arrêtait devant l’abbaye où le roi pénétra, suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore et de quelques gentilshommes.
Le roi avant mis à terre, Pardaillan qui, sans doute, l’avait avisé de la venue d’un envoyé du pape, présenta le duc:
– Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le seigneur Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan.
– Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan, quand vous aurez reçu la communication que M. le duc est chargé de vous faire, n’oubliez pas que nous vous attendons.
Et, tandis que le chevalier s’inclinait, Henri IV se tourna vers des hommes occupés à transporter des sacs. Le heurt d’un de ces sacs avait produit un son argentin et ce bruit avait fait dresser l’oreille au Béarnais, toujours à court d’argent. Avisant un personnage qui surveillait le transport des précieux colis, le roi lui cria gaiement:
– Hé! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pour votre merveilleux diamant [5] et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres vides?
– Sire, j’ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais un prêteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti à m’avancer quelques milliers de pistoles que j’apporte à mon roi.
– Merci, mon brave Sancy.
Et, avec une pointe d’émotion:
– Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais, ventre-saint-gris! argent n’est pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi [6]!
Et, à Ponte-Maggiore stupéfait:
– Venez, monsieur.
Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et où travaillaient encore ses deux secrétaires: Rusé de Beaulieu et Forget de Fresnes:
– Parlez, monsieur.
– Sire, dit Ponte-Maggiore en s’inclinant, je suis chargé par Sa Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d’un document qui l’intéresse au plus haut point.
Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de la proclamation d’Henri III que l’on connaît. Quand il eût terminé, impassible:
– Et l’original, monsieur?