Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et comme s’il eût voulu se cacher à soi-même la vision de sa maîtresse aux bras d’un galant. Et de nouveau la lutte reprit dans cette conscience aux abois:
«La princesse, qui est une savante, m’a dit qu’on atteignait les gens plus sûrement en les frappant dans leurs affections qu’en les frappant eux-mêmes. Juana m’a dit qu’elle mourrait si ce Français de malheur ne revenait pas. C’est moi qui l’ai conduit à la mort, le Français, et Juana, sans le savoir, m’a traité d’assassin. Si Juana meurt, comme elle l’a dit, c’est donc moi qui l’aurai tuée et je serai deux fois assassin. Et cela, est-ce possible? Et pourtant!… Si Juana meurt, je meurs. Si je lui amène le Français, elle vit, et moi je meurs quand même… Je meurs de désespoir et de jalousie… De quelque manière que je me retourne, c’est moi qui suis frappé. Pourquoi? Qu’ai-je fait? Quel crime ai-je commis? Pourquoi suis-je maudit?»
Et tout d’un coup, avec une résolution farouche:
«Eh bien, non!… Mourir pour mourir, du moins qu’elle ne soit pas à un autre par mes propres soins. Que le Français maudit disparaisse à tout jamais… je ne ferai rien pour le sauver… je le tuerais plutôt de mes faibles mains!… Et puis, qui sait? Après tout, Juana l’a dit aussi, elle oubliera peut-être, et elle m’aimera, comme avant, elle me l’a promis. Je n’en demande pas davantage puisqu’il est écrit que je ne dois rien espérer de plus.»
C’était la condamnation définitive de Pardaillan que le petit homme décidait là.
Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignit bientôt la maison des Cyprès.
Il s’en fut droit à la porte et avec précaution il essaya de l’ouvrir. La porte résista. Il eut un sourire.
– La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermées maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s’agit d’être prudent. Tiens! je n’ai pas envie d’aller rejoindre le Français au fond du fleuve.
Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons. Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, solide, munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cyprès qui touchait le mur. Il fit tournoyer la corde au-dessus de sa tête et la lança contre l’arbre. À la seconde tentative, les crampons se prirent dans les branches de l’arbre. Il tira sur la corde: elle tint bon.
Alors il se mit à grimper avec la souplesse d’un jeune chat. Bientôt il fut dans l’arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa glisser à terre.
Prudemment il se dirigea vers le cyprès où il avait caché son trésor. Il reprit le sac de Fausta, auquel il avait attaché la bourse de don César, et il cacha le tout dans son sein. Quelques minutes plus tard, il était hors de la maison, ayant parfaitement réussi dans son expédition.
Il replaça la corde où il l’avait prise et se dirigea droit vers le fleuve, non sans s’assurer d’un coup d’œil circulaire que nul ne l’observait.
On avait construit là une sorte de quai à pic au fond duquel, maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaient lentement. À une faible distance du sol, et hors de l’atteinte des eaux, il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille de fer dont les barreaux croisés étaient énormes et très rapprochés.
El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et avec une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouva bientôt cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, scié depuis longtemps sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fit une ouverture carrée au travers de laquelle un homme mince et petit n’aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser très facilement, après avoir remis le barreau en place, excès de précaution dont il eût pu se dispenser.
Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûte très basse bien que le nain pût s’y tenir droit.
Autrefois, au temps de la domination des Maures, ce conduit avait dû servir à amener les eaux dans les piscines de la propriété.
Plus tard, lorsque la maison passa aux mains de quelque guerrier chrétien, le conduit changea de destination. On en fit une voie secrète qui devait servir à assurer la retraite en cas de besoin. Naturellement on l’avait aménagé selon sa nouvelle destination. On l’avait notamment coupé en différents endroits par des murs épais chargés d’arrêter les incursions indiscrètes. Seulement, dans chacun de ces murs, des ouvertures avaient été ménagées, habilement dissimulées et actionnées au moyen de ressorts cachés.
Plus tard encore, le secret de ces ouvertures s’était perdu, et il est à présumer que Fausta les ignorait sans quoi elle n’eût pas manqué de prendre les précautions nécessaires pour se mettre à l’abri d’une irruption inattendue.
El Chico paraissait connaître à merveille tous les tours et détours du souterrain ainsi que les différentes manières d’ouvrir les portes secrètes, car il allait sans hésitation. Comment connaissait-il ces secrets? Par hasard, sans doute. Le nain avait dû découvrir fortuitement la première ouverture. Faible comme il était, sans appui, à la merci du premier venu, il avait compris qu’il pouvait se créer là une retraite sûre, que nul ne pourrait soupçonner. Il n’avait pas hésité et s’était installé aussitôt. Comme il était intelligent et observateur, il n’avait pas tardé à soupçonner qu’il devait y avoir autre chose que le cul-de-sac qu’il avait découvert. Et il s’était mis à chercher. Durant des mois, durant des années, il avait ainsi longuement, patiemment étudié son domaine pierre à pierre. Et favorisé par le hasard sans doute il avait peu à peu découvert la plus grande partie des ouvertures secrètes de ces substructions. Il avait ainsi considérablement agrandi son empire, sans lutte homicide, sans autre effusion de sang que les écorchures qu’il se faisait parfois à essayer d’ébranler les pierres que son instinct, ou des déductions parfaitement raisonnées, lui désignaient comme devant déceler un mécanisme caché.
Après avoir fait pivoter ou s’enfoncer des pans de muraille qui se redressaient derrière lui, après avoir ouvert, rien qu’en les touchant, les monstrueuses portes de fer qui se refermaient d’elles-mêmes sur lui, il parvint au pied d’un petit escalier de pierre très étroit et très raide. Il était dans l’obscurité la plus complète mais il n’en paraissait nullement gêné et se dirigeait avec autant de facilité que s’il avait été éclairé.
Il grimpa lestement une dizaine de marches et ne s’arrêta que lorsque son front vint heurter la voûte. Alors il se pencha sur les marches et il chercha des doigts, à tâtons. Un déclic se fit entendre, la dalle placée juste au-dessus de sa tête se souleva d’elle-même et sans bruit. Avant de monter les deux dernières marches, il chercha dans une autre direction. Un nouveau déclic se fit entendre. Alors seulement il franchit les dernières marches et pénétra dans un caveau, en disant tout haut, comme ont coutume de faire les personnes qui vivent seules:
– Enfin, me voici chez moi!
Et sans se retourner, certain que la dalle se refermerait d’elle-même, il fit deux pas et s’accroupit devant une des parois du caveau. Il toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnée par le ressort qu’il avait déclenché avant d’entrer, la plaque bascula, et avec elle toute la maçonnerie sur laquelle elle était cimentée.