Il eut honte d’avoir hésité et, à la question de Pardaillan, il répondit franchement:
– Non, mais je loge ici.
Et il démasqua l’ouverture de son réduit et alluma sa chandelle. Pardaillan, qui avait sans doute son idée, pénétra derrière lui.
– Bon! fit-il, on se voit les yeux. C’est déjà mieux.
Avec un naïf orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieux éclairer les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu’en même temps il éclairait en plein le sac d’or étalé sur les dalles. Il ne remarqua pas que les yeux de Pardaillan s’étaient aussitôt portés sur ce sac et qu’il avait eu un mince sourire à cette vue.
– C’est merveilleux! admira le chevalier avec une complaisance qui fit rougir de plaisir le nain, interloqué cependant de ne pas sentir vibrer en lui que de la haine. Mais comment peux-tu vivre ainsi dans cette manière de tombeau? ajouta Pardaillan.
– Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pas toujours tendres pour moi. Ici, je suis en sûreté.
Pardaillan le considéra avec une expression apitoyée.
– On ne vient jamais te déranger? fit-il, indifférent.
– Jamais!
– Ceux de la maison, là-haut?
– Non plus. Personne ne connaît pas cette cache. Tiens! il y en a des caches dans la maison que nul ne connaît, hormis moi.
Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s’assit gravement à terre.
Et sans savoir pourquoi, le Chico désemparé fut touché de ce geste, comme il avait été touché du compliment sur son logis. Il lui semblait que ce seigneur si brave et si fort ne consentait à s’asseoir ainsi sur les dalles froides que pour ne pas l’écraser de sa superbe taille, lui Chico si petit. Il croyait n’éprouver que de la haine pour ce rival, et il était tout effaré de sentir la haine s’effacer; il était stupide de sentir poindre en lui un sentiment qui ressemblait à de la sympathie; il en était stupide et indigné contre lui-même aussi.
Sans trop savoir ce qu’il disait, peut-être pour cacher ce trouble étrange qui pesait sur lui, le petit homme dit:
– Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi.
– Bah! rien ne presse. Et puisque personne ne connaît cette cache, comme tu dis, nul ne viendra nous déranger. Nous pouvons bien causer un peu.
– C’est que… je ne peux pas vous faire sortir par où je passe d’habitude, moi.
– Parce que?
– Vous êtes trop grand, tiens!
– Diable! Alors? Tu connais un autre chemin par où je pourrai passer? Oui!… Tout va bien.
– Oui, mais par ce chemin nous pouvons rencontrer du monde.
– Ces souterrains sont donc habités?
– Non, mais quelquefois, il y a des hommes, qui se réunissent là-dedans… Aujourd’hui, justement, il y a une réunion.
Le nain parlait avec circonspection, en homme qui ne veut pas dire plus qu’il ne faut. Pardaillan ne le quittait pas des yeux, ce qui ne faisait qu’augmenter sa gêne.
– Qu’est-ce que ces hommes, et que font-ils? demanda curieusement le chevalier.
– Je ne sais pas, seigneur.
Ceci fut dit d’un ton sec. Pardaillan vit qu’il savait, mais qu’il n’en dirait pas plus long. Il était inutile d’insister. Il eut un léger sourire e murmura:
– Discret!
Et tout haut, avec cet air de naïveté aiguë auquel de plus subtils que le nain se laissaient prendre, sans le perdre de vue:
– Sais-tu, dit-il, que j’étais condamné à mort? Oui. Je devais mourir de faim et de soif.
Le nain chancela. Une teinte livide se répandit sur son visage.
– Mourir de faim et de soif, bégaya-t-il en frissonnant. C’est horrible!
– Oui, assez horrible, en effet. Tu n’aurais pas imaginé cela, toi? C’est une idée d’une princesse de ma connaissance… que tu ne connais pas, toi, heureusement pour toi.
En disant ces mots sur un ton très naturel, Pardaillan souriait doucement. Pourtant le nain rougit et détourna les yeux. Il lui semblait que l’étranger voulait lui faire sentir de quelle abominable action il s’était fait le complice. Et, frémissant d’horreur, il se disait:
«Ainsi les cinq mille livres que cette princesse m’a données, c’était pour faire mourir de faim et de soif le Français! Et je l’ai livré! Que dirait ma maîtresse si elle savait que j’ai été misérable à ce point? Et cette princesse, que je croyais si bonne! C’est donc un monstre sorti de l’enfer?»
Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant que des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées jusque-là se levaient dans son esprit éperdu. Et il considérait avec un respect mêlé d’une terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoir l’air, en souriant d’un air railleur, disait très simplement des choses très simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête des idées confuses, des idées qui lui faisaient mal, qu’il ne comprenait pas très bien et qui heurtaient ses idées accoutumées.
Qui était donc cet homme qui, par la seule puissance du regard, par la fascination de ce sourire qui disait tant de choses étranges alors que ses lèvres ne laissaient tomber que des paroles banales, qui était cet homme qui le troublait à ce point?
Pourquoi, puisqu’il le haïssait – car il le haïssait de toutes ses forces, tiens! – pourquoi la pensée de l’affreux supplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, le soulevait-elle d’horreur et de dégoût? Pourquoi? Qu’y avait-il donc en lui?
Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinités secrètes qui font que, sans se connaître, elles se devinent et s’apprécient à leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de bonnes raisons de croire qu’il lui devait d’avoir été placé dans la situation critique où il se trouvait. Pourquoi n’éprouvait-il aucune colère contre lui? Pourquoi n’éprouva-t-il que de la pitié? Pourquoi conçut-il instantanément le projet d’arracher cette petite créature inconnue à l’affreux désespoir où il la voyait sombrer? Pourquoi?
Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l’intuition que cette raillerie aiguë, cette ingénuité narquoise n’étaient qu’un masque? Comment devina-t-il que sous ce masque se cachait la bonté, la pitié, la générosité, le désintéressement? Pourquoi, alors qu’il croyait n’avoir que la haine au cœur, se sentait-il attiré vers cet homme détesté? Pourquoi enfin – et ceci paraîtra peut-être une contradiction? – pourquoi ce sourire railleur avait-il le don de l’exaspérer, malgré qu’il vît qu’il n’y avait que bonté dessous? Pourquoi? Comment? Nous constatons. Nous ne nous chargeons pas d’expliquer.
Il ne faudrait cependant pas croire que le nain se rendait bénévolement, sans combat, à ces sentiments nouveaux qui naissaient en lui. Ils le déconcertaient trop, ces sentiments, pour qu’il pût s’y abandonner sans résister. Il se raidissait donc de toutes ses forces pour échapper à cette influence qu’il n’était pas éloigné de croire surnaturelle. Il s’excitait à la haine autant qu’il était en son pouvoir, et ce n’était pas sans colère, sans dépit et sans se dispenser à soi-même les malédictions et les injures qu’il constatait le néant de ses efforts. Et c’est lorsqu’il se sentait sur le point de céder qu’il se révoltait et montrait une violence qu’il croyait sincère et dont n’était pas dupe le redoutable jouteur avec lequel il était aux prises.