– Tu es un niais, El Chico.
– C’est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car il songeait au chagrin de Juana. C’est vrai, un grand seigneur comme vous ne peut avoir rien de commun avec la fille d’un hôtelier.
– Tu crois cela, toi?
– Tiens!
– Eh bien! dit gravement Pardaillan, tu te trompes. Et la preuve en est qu’un grand seigneur comme moi a épousé autrefois une cabaretière.
– Vous vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.
– Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan, avec une émotion profonde.
Et parlant plutôt pour lui-même que pour le nain, il reprit:
– Avant d’être madame de Pardaillan, comtesse de Margency – car je suis comte de Margency, et si je te le dis ce n’est certes pas pour en tirer vanité – avant d’être comtesse de Margency, donc, cet ange de bonté et de pur dévouement, que la mort m’a ravie, avait été simplement la belle Huguette, hôtesse de la Devinière , auberge fameuse à Paris et que tu ne saurais connaître, toi qui n’es jamais sorti de Séville, jolie ville, ma foi, mais où l’on ne sait pas manger comme à Paris, morbleu! Tu vois bien que ce que tu croyais une bonne raison n’était qu’une sottise.
– Ce peut-il! s’écria El Chico ébahi. Quel homme êtes-vous donc?
– Je suis un grand seigneur… C’est toi qui l’a dit, fit Pardaillan avec son air figue et raisin.
– Alors, fit El Chico en pâlissant, vous pourriez…
– Quoi donc?
– Épouser Juana.
– Non, par tous les diables! Pour deux raisons, dont la première, qui suffirait à elle seule, est que je ne l’aime pas et ne l’aimerai jamais. Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeux féroces, c’est ainsi. Parce que cette petite Juana t’apparaît comme une reine de beauté, il ne s’ensuit pas qu’il en doive être ainsi pour tout le monde. Juana, j’en conviens, est une délicieuse enfant, pleine de grâce et de charme, qui ressemble assez à une petite marquise déguisée en cabaretière – quant tu auras fini de te pâmer d’aise! ce n’est pas de toi que je parle, il me semble! Quoi qu’il en soit, il faut en prendre ton parti: je ne l’aime ni l’aimerai mie.
Et avec une mélancolie poignante qui bouleversa le nain et le convainquit plus et mieux que n’aurait pu faire un long discours:
– Mon cœur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu, petit.
– Pauvre Juana! soupira El Chico.
– Je n’ai jamais vu d’animal aussi capricant et biscornu que cet animal qu’on appelle un amoureux, éclata Pardaillan avec une fureur comique. En voici un qui, tout à l’heure, me voulait poignarder pour que sa Juana ne soit pas à moi. Et maintenant il mugit comme veau à l’abattoir parce que je n’en veux pas. Tripes du pape! tu ne sais donc pas ce que tu veux?
Le nain rougit, mais se tut.
– Enfin, que veux-tu dire avec ton pauvre Juana?
– Elle vous aime, dit tristement El Chico.
– Tu me l’as déjà dit. Et moi je te dis qu’elle ne m’aime pas, mort de tous les diables! Elle ne m’aime pas plus que je ne l’aime!
Le nain bondit. Ses traits exprimèrent un tel ahurissement que Pardaillan éclata de son bon rire sonore.
– Malgré ce que ton étonnement a de flatteur pour mon amour-propre, fit-il malicieusement, c’est tout de même tel que je te le dis: Juana ne m’aime pas.
– Cependant…
– Cependant elle t’a dit qu’elle mourrait de ma mort.
– Quoi!… Vous savez?…
– Mon petit doigt, t’ai-je dit. Malgré tout, je maintiens ce que j’ai dit.
– Serait-ce possible! bredouilla le nain qui n’osait s’abandonner à la joie.
Pardaillan haussa les épaules.
– Voyons, reprit-il, as-tu confiance en moi?
– Oh! fit El Chico avec un élan de tout son être.
– Bon! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana de tout ton cœur, comme tu l’as fait jusqu’à ce jour, et ne t’occupe pas du reste, j’en fais mon affaire.
– Mais vous êtes donc le bon Dieu? fit naïvement le nain en joignant les mains avec extase. Et quand je pense que j’ai été assez misérable pour…
– Tu vas dire encore des sottises, interrompit Pardaillan. Maintenant que nous nous sommes expliqués, filons.
Le nain se précipita et ramassa la dague qu’il tendit à Pardaillan en disant:
– Prenez-là, nous courons le risque de rencontrer du monde maintenant. Quel dommage que vous n’ayez plus votre épée!
– On tâchera de se tirer d’affaire avec ceci, fit tranquillement Pardaillan en plaçant avec une satisfaction visible la lame dans sa gaine.
– Allons, dit El Chico, le voyant prêt.
– Un instant, petit. Et cet or? Tu ne vas pas le laisser là, je suppose?
– Que faut-il en faire?
Le nain posait cette question avec une candeur qui fit sourire le chevalier. Il semblait dire que lui seul, désormais, avait le droit de donner ses ordres.
– Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans le coffre que voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour te marier?
Le nain pâlit et rougit tour à tour.
– Quoi! fit-il avec un tremblement convulsif, vous espérez?…
– Je n’espère rien. Qui vivra verra.
Le nain hocha la tête et, considérant les pièces répandues sur les dalles:
– Cet or!… murmura-t-il avec une moue significative.
– Je vois où le bât te blesse, sourit Pardaillan. Voyons, pourquoi t’a-t-on donné cet or?
– Pour vous conduire à la maison des Cyprès.
– Tu m’y as conduit, je pense, puisque j’y suis encore.
– Hélas! soupira El Chico, honteux.
– Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien à toi. Ramasse-le, et, encore un coup, ne t’occupe pas du reste.
XXVI LES CONSPIRATEURS
L’ombrageuse fierté d’El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à toute autorité.
Jusqu’à ce jour une seule personne avait pu lui parler en maître: Juana Mais cet empire de Juana, il le subissait depuis toujours, pour ainsi dire. Il y était fait maintenant, et il était clair que, quoi qu’il pût advenir, jamais, lui, El Chico, n’aurait ni la volonté ni même la pensée de commander à Juana. Est-ce que c’était possible, cela? Il était et il resterait toute sa vie le très humble adorateur de celle qui personnifiait la madone à ses yeux. Un bon chrétien oserait-il commettre ce sacrilège, de résister à un ordre de la madone? Non, tiens! Et bien que son indépendance, en fait de religion, le fit passer aux yeux de certains pour un hérétique, cette indépendance ne pouvait être que très relative: il ne pouvait échapper à l’influence de certaines idées courantes. Donc Juana lui apparaissait comme la madone, il lui obéissait comme telle.
Or, voici que maintenant, dans son existence, surgissait un autre maître: Pardaillan. Il lui semblait que de tout temps celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n’avait rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et ce qui le confirmait dans cette pensée, c’était de constater que lui, qui s’était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à cet ascendant, il l’acceptait sans conteste et lui obéissait non avec résignation, mais avec plaisir.