– Hélas! sire, les temps sont durs! et les soucis de notre charge écrasent nos faibles épaules de femmes.
Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle le voulait, Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sa charge d’abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle se débattait.
– Cent mille livres, Sire! Avec cette somme, je sauve votre maison de la ruine. Me refuserez-vous ces cent pauvres mille livres?
L’humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement à l’énoncé de cette somme plus que rondelette. Et comme Claudine insistait:
– Hélas! ma mie, où voulez-vous que je prenne cette somme énorme?… Ah! si les Parisiens m’ouvraient enfin leurs portes!… si j’étais roi de France!…
Ceci était dit sans conviction, par pure galanterie, et Claudine s’en rendit fort bien compte. Alors elle atténua ses prétentions:
– S’il ne s’agit que d’attendre, sire, peut-être pourrai-je m’arranger… Si au moins vous me faisiez la promesse d’une abbaye plus importante, celle de Fontevrault, par exemple.
– Hé! mon cœur, vous n’y pensez pas! L’abbaye de Fontevrault est la première du royaume. Il faut être de sang royal, ou tout au moins de très illustre maison, pour prétendre à la diriger.
Tant et si bien que lorsque Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant, elle n’en avait rien obtenu, si ce n’est quelques promesses très vagues. Aussi, en longeant le vaste couloir qui conduisait à ses appartements, elle murmurait:
– Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du côté de Fausta qui, elle, au moins, sait reconnaître les services qu’on lui rend.
Et avec un sourire aigu:
– Cent mille livres, ce n’était pourtant pas trop!… Mon doux sire, ce refus vous coûtera cher… très cher!…
Rentrée dans sa chambre, l’abbesse réfléchit fort longtemps, ensuite de quoi elle fit appeler une sœur converse, à qui elle donna des instructions minutieuses, et la congédia par ces mots:
– Allez, sœur Mariange, et faites vite.
Une heure n’était pas écoulée encore, que sœur Mariange introduisait auprès de l’abbesse un cavalier soigneusement enveloppé dans un vaste manteau.
Et, quand la sœur converse eut refermé la porte:
– Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir… Vous êtes ici en sûreté.
Bussi-Leclerc s’inclina et, sur un ton farouche:
– Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi de prononcer devant lui un nom…
– Pardaillan?…
– Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne… C’est vous dire que je ne crains rien lorsque ma haine est en jeu.
– Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.
Puis, après une légère pause:
– M. de Pardaillan vient de partir avec l’intention d’entraver les projets d’une personne que j’aime… Il faut que cette personne soit avisée du danger qu’elle court, et connaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vous ai fait appeler et je vous dis: voulez-vous satisfaire à la fois votre haine et votre ambition? Voulez-vous vous défaire de celui que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissant protecteur?
– Le nom de ce puissant protecteur? dit Bussi, qui réfléchissait.
– Fausta!
– Fausta!… Elle n’est donc pas morte?
– Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci!
– Mais… excusez-moi, madame… quel intérêt avez-vous, vous, à aviser Fausta du danger qu’elle court?
– Monsieur, je pourrais vous dire que la princesse, au temps si proche encore de sa toute-puissance, a été la bienfaitrice de notre maison… Je pourrais vous parler de reconnaissance, mais je vois à votre sourire désabusé que vous ne me croiriez pas. Je vous dirai donc simplement ceci: de la réussite des projets de la princesse dépend l’avenir de notre maison… Celle que j’ai si longtemps appelée ma souveraine saura reconnaître royalement le service que je lui aurai rendu…
– Bon! grogna Bussi, voilà une raison que je comprends!… Il s’agit donc, madame, d’aviser Fausta que le sire de Pardaillan est à ses trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises… Mais quels sont, au juste, ces projets?
– Placer la couronne de France sur la tête de Philippe d’Espagne.
Bussi-Leclerc bondit, et stupéfait:
– Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous… vous?…
Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n’en parut pas autrement choquée.
– Monsieur, j’ai sondé les intentions du roi Henri. S’il devient roi de France, l’abbaye de Montmartre et son abbesse n’en seront pas plus riches ni plus favorisées pour cela. Alors…
– Parfait! madame, c’est encore une raison que je comprends admirablement. J’accepte donc d’être votre messager. Veuillez, maintenant, me mettre au courant.
– En peu de mots, monsieur, voici: il s’agit d’une déclaration d’Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul héritier… Cette déclaration, la princesse la porte au roi d’Espagne, M. de Pardaillan doit s’en emparer pour le compte d’Henri de Navarre, et vous, vous devez avertir Fausta, l’aider et la défendre… Et ceci me fait penser qu’il serait peut-être utile que vous fussiez secondé par quelques bonnes épées.
– J’y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant. Je vais donc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons. Que devrai-je dire à la princesse de votre part?
– Simplement que c’est moi qui vous ai envoyé à elle et que je suis toujours son humble servante.
– C’est tout, madame?
– C’est tout, monsieur Bussi-Leclerc.
– En ce cas, madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s’inclinant.
Au point du jour, Bussi-Leclerc trottait sur la route d’Orléans et, tout en trottant, songeait: «Bussi, vous avez été un des piliers de la Ligue… un des plus fermes soutiens des ducs de Guise et de Mayenne… un des chefs les plus actifs et les plus influents du conseil de l’Union… gouverneur de la Bastille où vous avez su amasser une fortune honorable… Vous avez été en correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de ce souverain au trône de France… Pour tout dire, vous avez été un personnage avec lequel il fallait compter.»
Il s’interrompit tout à coup pour sacrer:
– Tripes du diable!… Cornes de Belzébuth! Voilà maintenant le vent qui se met de la partie et m’enlève mon manteau!… Que la peste emporte le seigneur Borée [8] et ses enragés suppôts!… Il veut donc, ce scélérat de vent, que le personnage que je ne suis plus soit reconnu par quelque ligueur ou quelque huguenot, que l’enfer les confonde!… Hum!… c’est que je ne me soucie guère d’être reconnu!
Ayant réparé le désastre:
– Là!… voilà qui va mieux… Je disais donc que j’avais été un grand personnage… Et maintenant?… Que suis-je maintenant? Ah! misère de moi! La déconvenue s’est appesantie sur le pauvre Leclerc! Il a fallu rendre le gouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, se cacher, se terrer, tête et ventre! moi, Bussi! Avec la perspective d’être pendu si je tombe aux mains de Mayenne, écartelé si je suis pris par le Béarnais!
Ici une légère pause, puis:
– Pendu!… Écartelé!… C’est curieux comme la langue française a des mots biscornus!… Pendu! Écartelé! Je n’avais jamais remarqué ce qu’il y a de revêche et de rébarbatif dans ces deux mots… On a bien raison de dire qu’on apprend à tout âge!… Voyons, Bussi, quel préfères-tu? pendu ou écartelé?… Heu!… si j’ai bonne mémoire, le dernier pendu que je vis avait une langue qui pendait, longue d’une aune… C’était hideux!… Le dernier écartelé que je vis eut les quatre membres proprement emportés… Oui, oui, je le vois encore, il ne restait que la tête et le tronc… Alors moi, Bussi, si j’étais écartelé, je serais donc mué en cul-de-jatte? Fi!… Mais je ne veux pas être un épouvantail pour les petits oiseaux, tripes du pape! Et puisqu’il en est ainsi, c’est décidé, je ne serai ni pendu, ni écartelé!