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À ce moment, son cheval ayant fait un écart, il le morigéna, puis le flatta doucement de la main et reprit le cours de ses réflexions.

– Donc l’effondrement de ma situation politique est complet… Il est vrai que j’ai la consolation d’avoir sauvé une partie de ma fortune, que j’avais eu la prévoyante idée de mettre à l’abri. C’est quelque chose, mais c’est peu. Et voilà que, au moment précis où tout croule sous moi, au moment où je n’ai plus d’autre alternative que de me retirer à l’étranger et d’y vivre obscur et oublié, à ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse – que le Ciel la comble de ses grâces! – qui me remet le pied à l’étrier, qui me donne le moyen de me refaire une situation magnifique auprès de Philippe, car je n’aurai pas la naïveté de m’attacher à Fausta, non, par l’enfer! Bussi s’adresse toujours à Dieu lui-même et non à ses saints. Et par surcroît, cette sainte abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan!… Tous les bonheurs à la fois, et du coup ma fortune est assurée, si je ne suis pas un niais… et sans me vanter, j’ai toujours entendu dire que Bussi-Leclerc avait la tête aussi bien organisée que le poignet solide… Reste la question des sacripants qu’il me faudrait pour me seconder, mais bah! je trouverai toujours bien mon affaire en route.

VIII TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES

L’auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de la route défoncée. L’aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, était si engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passant devant lui.

Ils étaient trois compagnons, surgis d’on ne sait où. Jeunes tous les trois – l’aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine – mais dans quel état!… Dépenaillés, fripés, râpés. Et cependant, il y avait comme une sorte d’élégance native dans la manière de porter le manteau, et ils gardaient une allure dégagée, une aisance de manières qui n’étaient pas celles de malandrins vulgaires.

Ils s’arrêtaient, hésitants, devant le perron de l’auberge.

– Quel coupe-gorge! murmura le plus jeune.

Les deux autres haussèrent les épaules et le plus âgé dit:

– Toujours délicat, ce Montsery!

– Ma foi! dit le troisième, nous sommes exténués de fatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches – nos ressources d’ailleurs ne nous le permettent pas – entrons, et, à défaut d’autre chose, reposons-nous.

Les trois marches branlantes du perron franchies, ils se trouvère dans une vaste salle, déserte.

– Quatre tables, douze escabeaux… c’est pour faire semblant de meubler ce désert, dit Sainte-Maline…

– Tu n’y es pas, fit Chalabre, en désignant les quatre tables, elles jouent aux quatre coins.

– Du feu! cria Montsery en montrant l’immense cheminée au fond de laquelle quelques tisons achevaient de se consumer. Du feu et du bois!…

Et saisissant une poignée de sarments secs, posés à terre, il la jeta dans l’âtre, souffla dessus, d’ailleurs aidé des deux autres, et, bientôt, une flamme claire s’éleva en ronflant.

– Ça égaie un peu, fit-il.

– Rien aux solives, dit Sainte-Maline, qui inspectait les lieux, rien, si ce n’est de la suie et des toiles d’araignées.

– Et personne ici, fit à son tour Chalabre. Il est vrai que pour ce qu’il y a!

– Holà! hé! l’hôte! appela Montsery en frappant la table du pommeau de sa rapière.

Sans se presser l’hôte apparut. C’était un colosse qui les toisa d’un coup d’œil exercé et qui, sans empressement, sans aménité, grogna:

– Que voulez-vous?

– À boire!… à boire et à manger.

L’hôte tendit une patte large et velue.

– On paye d’avance.

– Maroufle! s’écria Montsery.

En même temps, son poing se détendit et s’abattit sur la face du colosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitôt d’ailleurs, et dompté, sortit, l’échine basse, après avoir murmuré:

– Je vais vous servir, messeigneurs!

L’instant d’après, il posait sur la table trois gobelets, un broc, un pain et un pâté, et sortit après avoir dit:

– Je n’ai pas autre chose.

Les trois contemplèrent silencieusement la maigre pitance, puis se regardèrent tristement.

– Enfin! soupira Sainte-Maline, les beaux jours reviendront peut-être…

Alors ils approchèrent la table du foyer, et ayant retiré leurs manteaux, qu’ils plièrent soigneusement et déposèrent sur des escabeaux, près d’eux, ils apparurent avec, chacun, la dague et la rapière aux côtés et le pistolet passé à la ceinture. Et mélancoliques et résignés, ils attaquèrent les provisions trop maigres pour leurs estomacs affamés.

– Ah! soupira Montsery, où est le temps où, logés et nourris au Louvre, nous faisions nos quatre repas par jour, comme tout bon chrétien qui se respecte!

– C’était le bon temps! dit Chalabre. Nous étions gentilshommes de sa Majesté, ses ordinaires, comme on disait, ses intimes même…

– Et notre service?… Toujours auprès du roi, chargés de veiller sur sa personne, ne le quittant jamais que sur son ordre…

– Et pour nous entretenir la main, de temps en temps, quelque bon coup de dague ou d’épée, bien appliqué entre les deux épaules, délivrait Sa Majesté ou nous débarrassait nous-mêmes de quelque ennemi trop entreprenant…

– Guise en sait quelque chose.

– Il est de fait que nous l’avons servi proprement.

– Enfin, mordiable! ce jour-là, le jour où nous avons occis Guise, nous avons sauvé la royauté!

– Notre fortune était assurée du coup.

– Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant le roi à mort, anéantit en même temps toutes nos espérances, murmura Sainte-Maline, rêveur.

– Que tous les diables fourchus d’enfer tisonnent à jamais l’âme du Jacques Clément maudit! s’écria Montsery.

– Ah! le coup fut dur pour nous…

– Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n’existions que par lui.

– De tous côtés on nous tournait le dos, grinça Montsery.

– Ceux du roi comme ceux de la Ligue et ceux du Béarnais.

– Nous avons tenu tête, dit doucement Sainte-Maline. Et plus d’un, à la douce, a payé son insolence d’un bon coup de dague.

– Oui, mais maintenant?… Que sommes-nous devenus?…

– Mort de tous les diables! quand je mastique l’horrible bouillie noire que cet hôtelier de malheur nous a donnée pour du pain, quand j’avale l’infect liquide qu’il nous a donné pour du vin, savez-vous à quoi je pense? Eh bien, je pense au temps où nous étions enfermés à la Bastille, d’où nous tira le sire de Pardaillan [9], et je le regrette ce temps, oui, mordiable! je regrette le temps où nous étions pensionnaires de Bussi-Leclerc, car lui, du moins, nous nourrissait presque chrétiennement…

– C’est vrai, Bussi-Leclerc, nous lui devons cette justice, nous traita, en somme, sans trop de rigueurs.

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[9] Cf. tome 3, La Fausta , chapitre XLIX.