– Juana! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe à M. de Cervantès.
Et quand la coupe fut remplacée et remplie, lorsque Juana se fut retirée, Pardaillan se tourna vers Cervantès et:
– Mon cher ami, dit-il de cette voix spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion, vous me voyez ravi et tout ému de la belle amitié que vous voulez bien témoigner à l’étranger que je suis. Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que j’ai dû déjà être brisé, je ne sais combien de fois dans ma vie, et au bout du compte, sans savoir pourquoi ni comment, j’ai toujours vu que ce sont ceux qui pensaient me pulvériser qui ont été brisés.
– Ce qui veut dire que, malgré ce que je vous ai dit, vous persistez?
– Plus que jamais! dit simplement Pardaillan.
– Oh! superbe don Quichotte! admira Cervantès.
– Cependant, continua doucement Pardaillan, je dois à votre amitié une explication. La voici: tout ce que vous venez de me dire, je le savais aussi bien que vous. Mais une chose que vous ignorez peut-être, vous, et que je sais, moi, c’est que mon pays est menacé de ce double fléau: Philippe II et son Inquisition… et je sais encore qu’il est impossible que la France soit lentement étranglée comme votre malheureux pays.
– Pourquoi?
– Parce que je ne le veux pas! dit froidement Pardaillan.
– Vous parlez encore comme don Quichotte! exulta Cervantès qui, à de certaines réponses de Pardaillan, perdait la notion de la réalité pour enfourcher on ne savait quelle chimère.
– Je sais, continua Pardaillan – qui n’avait peut-être pas entendu – je sais que je risque ma vie dans cette entreprise, mais convenez que c’est bien peu de chose lorsqu’il s’agit du salut de millions d’êtres humains.
– Pensée digne de don Quichotte! s’émerveilla Cervantès.
Pardaillan le considéra une seconde avec une sorte d’attendrissement railleur, et le voyant perdu dans un rêve, il haussa les épaules en disant:
– S’il en est ainsi, corbacque! ce don Quichotte dont vous me rabattez les oreilles, votre ami don Quichotte est fou!
– Fou? Peut-être bien!… oui… c’est une idée que vous me donnez là… Il faudra voir… murmura Cervantès.
Et tout à coup, revenant à la réalité, il se leva, s’inclina profondément devant Pardaillan ébahi, et:
– En tout cas, dit-il, c’est un brave homme et un brave… Et je veux vous faire une proposition, chevalier.
– Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considérait avec un commencement d’inquiétude.
– C’est, dit Cervantès, l’œil pétillant de joyeuse malice, de porter avec moi la santé de l’illustre chevalier don Quichotte de la Manche!
– Mordieu! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement, je le veux de tout mon cœur, bien que je ne connaisse pas ce digne seigneur…
– À la gloire de don Quichotte! dit Cervantès avec une émotion étrange.
– À l’immortalité de votre ami don Quichotte! renchérit le chevalier en choquant son verre contre celui de Cervantès qui mit la main sur son cœur en signe de remerciement.
Et en lui-même, le chevalier pensait: «Par Pilate! ces poètes sont tous un peu fous!»
Et aussitôt, avec un sourire narquois: «Bah! après tout, est-ce bien à moi à jeter la pierre aux autres?»
XI DON CÉSAR ET GIRALDA
Après avoir vidé leurs coupes d’un trait, comme il était de rigueur, ils se rassirent en face l’un de l’autre, et:
– Chevalier, dit Cervantès avec simplicité, je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas? que je vous suis tout acquis.
– J’y compte bien, mordieu! répondit Pardaillan avec la même simplicité.
Et d’une poignée de main, ils scellèrent le pacte de leur amitié.
Cependant le patio s’était de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d’assez mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons rafraîchissantes qu’ils venaient de commander.
– Par la Trinité Sainte! disait l’un, savez-vous, seigneurs, que Séville, depuis quelque temps, ressemblait à un cimetière?
– Plus de distractions, plus d’autodafés, plus de corridas, plus rien… que l’ennui qui nous minait! disait un autre.
– El Torero, don César, disparu… retiré dans les ganaderias de la Sierra… en proie à un de ces accès d’humeur noire qui le prennent parfois.
– La Giralda invisible…
– Tout nous manquait à la fois.
– Heureusement, notre sire le roi vient d’arriver. Tout cela va changer enfin.
– Vive Dieu! nous allons donc avoir un peu de bon temps!
– Le roi organise une battue… nous allons chasser le juif et le Maure!… Par le corps du Christ! les coups d’estoc et de taille vont pleuvoir!
– Sans compter les grillades qu’on fera de ceux qui, par hasard, auront échappé aux canons et aux mousquets!
– Nous allons retrouver le sourire de la Giralda.
– El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique corrida.
– Sans compter les petits profits que nous retirerons de l’expédition!
– Après le roi, seigneur, après le roi et les grands de la cour!…
– Bah! laissez donc, si vaste que soit l’appétit de notre sire le roi et de ses grands, les richesses des mécréants maudits sont assez considérables pour que nous trouvions, Dieu merci! à glaner notre part.
– Nous allons revivre!
Toutes ces répliques claquaient, entremêlées d’énormes éclats de rire, soulignées de rudes coups de poing sur la table. Ils étaient dans la jubilation et ils tenaient à le faire voir.
– En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d’après ce que j’entends, cette croisade, comme toute croisade qui se respecte, n’est qu’une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu’au dernier de ces… braves, espère tirer un honnête profit.
– N’est-ce pas toujours ainsi? répondit Cervantès en haussant les épaules.
– Qu’est-ce que ce Torero dont ils parlent?
Les traits mobiles de Cervantès prirent une expression de gravité et de mélancolie qui frappa vivement le chevalier.
– Il s’appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n’a jamais connu ni son père ni sa mère. On l’appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi; de même qu’il n’y a qu’un roi pour toutes les Espagnes, il n’y a qu’un toréador pour tous les Andalous: El Torero, c’est tout, et cela suffit. Il s’est rendu célèbre dans toute l’Andalousie par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu’à ce jour. Il ne descend pas dans l’arène comme font tous les autres toréadors, bardé de fer, couvert de la rondache [11], la lance au poing, monté sur un cheval caparaçonné… Il vient à pied, vêtu de soie et de satin: sa cape, enroulée autour de son bras gauche, remplace la pesante rondache; il tient une épée de parade à la main… De la pointe de cette petite épée, il enlève le flot de rubans placé entre les cornes de la bête, qu’il ne frappe jamais et ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux pieds de la plus belle… C’est un brave que vous aimerez quand vous le connaîtrez.
– Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est tellement pressé d’argent qu’il ne dédaigne pas de se mettre à la tête d’une armée de détrousseurs?
Cervantès secoua la tête, et:
– La question d’argent, la répression de l’hérésie, les exécutions en masse… s’il n’y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et généraux… Tout cela n’est que prétexte pour masquer le véritable but, que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur… et que, seul, je devine…