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Et à Cervantès:

– Allez, mon cher, je vous écoute.

– Vous savez, chevalier, qu’une des clauses du traité de Cateau-Cambrésis [12] stipulait le mariage de l’infant don Carlos, alors âgé de quinze ans, avec Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II, âgée elle-même de quatorze ans.

– Et que le roi Philippe épousa lui-même la femme qu’il destinait à son fils… Je sais.

– Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l’ont su ont disparu comme je vous ai dit, c’est que l’infant Carlos s’était pris pour sa jolie fiancée d’une passion irrésistible… Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards… Le prince était beau, élégant, spirituel et il était follement épris… La princesse l’aima. Pouvait-il en être autrement? Et ne devait-il pas être son époux?… La fatalité voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils…

– Et il en devint amoureux… c’est dans l’ordre.

– Malheureusement oui, reprit Cervantès. Dès l’instant où il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour lui celle qu’il avait destinée à son fils… La princesse aimait don Carlos… Mais c’était une enfant… et Catherine de Médicis était sa mère… Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés. Mais le prince…

– Le fait est que c’était dur pour lui!… Que fit-il?

– Il supplia, il pleura, il cria, il menaça… Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival – car c’étaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises – et glorieusement comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était partagé. Inspiration qui devait lui être fatale… Dans son orgueil, prodigieux à ce point qu’il se croit d’une autre essence que le commun des mortels et qu’il voit en lui comme une émanation de la puissance divine, le roi n’avait même pas été effleuré par cette pensée que son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l’infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes les fureurs d’une sombre jalousie qui se changea en haine implacable… Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins d’Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets… Et la princesse Élisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici… mais le père et le fils restèrent à jamais deux ennemis irréconciliables.

Cervantès s’arrêta un moment, vida d’un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et il reprit son récit:

– L’infant don Carlos fut systématiquement écarté des affaires du gouvernement et de la cour. Il était préférable, d’ailleurs, qu’il en fût ainsi, car chaque fois que le roi et l’infant se trouvaient face à face, c’était, de part et d’autre, le même regard sanglant où se lisaient des pensées de meurtre, la même expression de haine jalouse, le même déchaînement de passions furieuses qui menaçait de les précipiter l’un contre l’autre, la dague au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant des années, lorsqu’un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette nouvelle: l’infant est arrêté, jugé, condamné à mort…

– Il y eut réellement jugement?

– Oui! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de la basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort: le cardinal Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d’Éboli, et le licencié Birviesca, membre du conseil privé.

– Sous quel prétexte?

– Connivence avec les ennemis de l’État, machinations dans les Flandres, voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la voici: l’infant Carlos avait une nuée d’espions à ses trousses. La reine n’était pas moins surveillée, et cependant les deux amoureux, que la passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de se témoigner leur amour. Où?… Comment?… Ce sont là de ces miracles qu’un amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu’on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l’amant de la reine, que la reine allait être mère et que l’enfant qu’elle attendait avait pour père l’amant et non l’époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce moment-là?… Furent-ils trahis par quelque comparse?… Nul n’a jamais su… Toujours est-il qu’un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une menace pour la vie de l’enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses dispositions pour sauver son enfant, et lorsque les émissaires du roi se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il avait disparu… Le lendemain, l’infant était arrêté.

– Pauvre diable! murmura Pardaillan apitoyé, en voilà un qui aurait dû suivre le conseil de mon pauvre père, lequel disait toujours: méfiez-vous des femmes!

– L’infant fut jugé et condamné, comme je vous ai dit. Mais ce procès était qu’une comédie destinée à masquer le drame qui se déroulait dans l’ombre. Et ce drame dépassait en horreur tout ce que l’imagination put concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu’il eût été bafoué à ce point… Il doutait encore et cependant il voulait savoir… et pour savoir il ne recula pas devant la question.

– La question?… à son fils?… il a osé!…

– Oui, cette chose hideuse, inimaginable: un père faisant torturer son enfant, cette chose atroce se produisit. Ah! chevalier, l’horrible, l’épouvantable scène!… Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles épaisses étouffent les plaintes du patient, ce cachot lugubrement éclairé par des torches fumeuses?… Sur le chevalet, la victime est étendue. À ses côtés, le bourreau fait placidement chauffer ses fers, dispose ses instruments de torture. Et en face, le roi, seul témoin… juge et bourreau tout à la fois… Et tandis que les membres se brisent sous les coups du maillet, tandis que les chairs grésillent sous la morsure des tenailles rougies, le père, l’infâme père, penché sur la victime pantelante, répète d’une voix qui n’a plus rien d’humain:

– Parle… Avoue!… Avoue donc, misérable?…

Et la victime, dans un spasme d’agonie, coupant elle-même, d’un coup de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mépris, ce lambeau sanglant au visage de son père comme pour lui dire:

– Je ne parlerai pas!

Et le père bourreau, vaincu peut-être par ce courage surhumain, écrasé par l’ignominieux affront, essuyant d’un geste machinal son visage souillé, arrêtant d’un geste le supplice… Voilà ce qui se passa dans ce cachot, chevalier.

– Mordieu! l’épouvantable histoire!… Mais d’où tenez-vous ces détails si précis?…

Comme s’il n’avait pas entendu, Cervantès reprit:

– On annonça que le roi avait fait grâce et que la peine de mort était commuée en prison perpétuelle. Et quelques jours plus tard, en juillet 1568, on annonça que l’infant était mort. On ajoutait que ce malheureux prince menait une vie fort déréglée, qu’il mangeait énormément de fruits et autres choses contraires à sa santé, qu’il buvait à jeun de grands verres d’eau glacée, dormait découvert, au serein, pendant les fortes chaleurs, et que tous ces excès avaient miné sa santé et l’avaient conduit prématurément au trépas.

– Et la reine, fut-elle épargnée?

– On ne touche pas à la reine, en Espagne… La reine ne fut pas inquiétée. Seulement, deux mois après la mort de don Carlos, elle mourait elle-même, à vingt-deux ans… des suites de couches… dit-on.

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[12] Traité du Cateau-Cambrésis signé en 1559 entre Henri II et Philippe II d’Espagne.