Philippe avait écouté avec une attention soutenue sans rien manifester de ses impressions.
Lorsqu’elle se tut:
– Mais, madame, dit-il, l’Italie ne m’appartient pas. Ce serait une conquête à faire.
Fausta sourit.
– Je ne suis pas aussi déchue qu’on le croit, dit-elle. J’ai des partisans nombreux et décidés, un peu partout. J’ai de l’argent. Ce n’est pas une aide pour une conquête que je demande. Ce que je demande, c’est votre neutralité dans ma lutte contre le pape. Ce que je demande, c’est l’assurance d’être reconnue par Votre Majesté si je triomphe dans cette lutte. Le reste me regarde seule… y compris l’unification de l’Italie.
Le roi paraissait réfléchir profondément, et d’un air rêveur, il murmura:
– Il faudrait des millions pour cette entreprise. Nos coffres sont vides.
L’œil de Fausta étincela:
– Que Votre Majesté dise un mot, et avant huit jours j’aurai fait entrer dans ses coffres dix millions, plus si c’est nécessaire, dit-elle avec dédain.
Philippe la fixa une seconde, et hochant la tête:
– Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vous donner puisqu’il ne m’appartient pas… Je vois mal ce que vous pourriez me donner en échange.
– J’apporte à Votre Majesté la couronne de France… Il me semble que cela compenserait largement l’abandon du Milanais.
– Eh! madame, si je la veux, cette couronne de France, il me faudra la conquérir. Et si je la prends, ce seront mes canons et mes armées qui me l’auront donnée, et non vous!
– Votre Majesté oublie la déclaration du roi Henri III? dit vivement Fausta.
– La déclaration du roi Henri III? fit le roi en ayant l’air de chercher. J’avoue que je ne comprends pas.
– Cette déclaration est formelle. Grâce à elle, c’est la reconnaissance assurée de Votre Majesté par les deux tiers, au moins, du royaume de France.
– C’est tout à fait différent, en ce cas. Cette déclaration peut avoir la valeur que vous dites… Encore faudrait-il la voir? Ne devriez-vous pas me la remettre, madame? dit négligemment le roi en la regardant fixement.
Fausta soutint ce regard sans sourciller et, tranquillement:
– Votre Majesté ne pense pas que j’aurais été assez insensée pour porter sur moi un document de cette valeur?
– Évidemment, madame, vous n’êtes pas femme à commettre une telle imprudence! répondit Philippe sans qu’il fut possible de percevoir la moindre ironie dans ces paroles prononcées avec sa gravité habituelle.
Fausta, cependant, sentit venir l’orage; mais, intrépide comme toujours, elle ne recula pas. Et, toujours souriante et paisible:
– Votre Majesté l’aura dès qu’elle m’aura fait connaître sa décision au sujet des propositions que j’ai eu l’honneur de lui faire.
– Je ne pourrai rien décider, madame, tant que je n’aurai pas vu ce parchemin.
Alors, le regardant droit dans les yeux:
– Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisser entrevoir vos intentions.
– Mon Dieu, madame, tout ce que vous m’avez dit concernant la papesse m’a singulièrement intéressé… De vrai, et malgré ce que peuvent prétendre les Écritures, le fait d’une femme s’asseyant sur le trône du Saint-Père a quelque chose qui choque mes croyances plutôt naïves… Cependant tout cela serait, à la rigueur, réalisable si vous étiez d’âge respectable. Mais vraiment vous, madame, jeune et adorablement belle comme vous voilà? Mais nous autres, pauvres pécheurs, nous n’oserions jamais lever les yeux sur vous, car ce n’est pas la vénération due au représentant de Dieu que nous éprouverions alors, mais l’adoration ardente et jalouse due à l’incomparable beauté de la femme. Mais pour un regard de vous, les fidèles prosternés se redresseraient pour se poignarder. Mais pour un sourire de vous, ils se vendraient à Satan… Au lieu de sauver les âmes, vous les damneriez à tout jamais. Est-ce possible? Vous rêvez de souveraineté pontificale! Mais par la grâce, par le charme, par la beauté, vous êtes souveraine entre les souveraines et votre puissance est si prestigieuse que la mienne n’hésite pas à s’incliner devant elle.
Le roi avait commencé à parler avec sa froideur habituelle. Peu à peu, emporté par la violence de ses sentiments, il s’était animé, et c’est sur un ton ardent, plus significatif que ses paroles assurément, qu’il avait terminé.
Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle une sourde irritation.
Ainsi elle avait inutilement essayer de prouver à ce roi qu’elle avait un esprit mâle, capable de se hausser jusqu’aux plus audacieuses ambitions; il n’avait rien compris, rien senti. Obstinément, il n’avait voulu voir en elle que la femme et sa beauté, et il avait fini par une plate déclaration à peine voilée. C’était une cruelle désillusion.
Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter à l’amour? Ne pourrait-elle donc plus s’adresser à un homme sans qu’il se changeât en adorateur? S’il en était ainsi, elle n’avait plus rien à faire qu’à disparaître.
C’était la ruine anticipée de tous ses projets, c’était l’avortement assuré de toutes ses tentatives.
Ainsi donc, partout, elle se heurtait à des amoureux, et le seul, l’unique dont elle aurait désiré ardemment l’amour, Pardaillan, serait le seul à la dédaigner?
Elle songeait à ces choses, et en même temps elle s’inclinait devant Philippe. Et de sa voix harmonieuse:
– J’attendrai donc qu’il plaise à Votre Majesté de se prononcer, dit-elle simplement.
Et Philippe, d’un air détaché:
– C’est ce que je ferai dès que j’aurai vu cette déclaration.
Fausta comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus pour l’instant, et elle songea:
«Nous reprendrons la conversation plus tard. Et puisqu’il plaît à ce roi que je croyais si fort au-dessus des faiblesses humaines, de ne voir en moi que la femme, je descendrai, s’il le faut, jusqu’à son niveau et j’emploierai les armes de la femme pour le dominer et arriver à mon but.»
Tandis qu’elle songeait, Espinosa était allé jusqu’à l’antichambre transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de son pas feutré, se remettre discrètement à l’écart, lorsque le roi lui fit un signe, et:
– Monseigneur le grand inquisiteur, avez-vous organisé quelque imposante manifestation religieuse en vue de célébrer pieusement le jour du Seigneur?
– Devant l’autel de la place San-Francisco, autant de bûchers qu’il y a de jours dans la semaine seront dressés, sur lesquels sept hérétiques opiniâtres seront purifiés par le feu, demain dimanche, dit Espinosa en se courbant.
– Bien, monsieur, dit froidement Philippe.
Et s’adressant à Fausta, impassible:
– S’il vous est agréable d’assister à cette sainte cérémonie, je vous y verrai avec plaisir, madame.
– Puisque le roi daigne m’y convier, je ne manquerai pas un spectacle aussi édifiant, dit Fausta gravement.
Avec autant de gravité, le roi acquiesça d’un signe de tête, et revenant à Espinosa, d’un ton bref:
– La corrida?
– Elle aura lieu après-demain lundi, sur la même place San-Francisco. Toutes les dispositions sont prises.
Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si étrange que Fausta en fut frappée:
– El Torero?