– C’est tout, monsieur.
– En ce cas, veuillez m’excuser, monsieur, mais S. M. le roi Henri m’attend, comme vous savez… Veuillez donc transmettre à Sa Sainteté l’expression de ma reconnaissance pour le précieux avis qu’elle a bien voulu me faire passer et agréer pour vous-même les remerciements de votre très humble serviteur.
Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une impassibilité toute royale, mais en réalité, le coup était terrible et à l’instant il avait entrevu les conséquences funestes qu’il pouvait avoir pour lui.
Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèles qu’il avait sous la main, et lorsque le chevalier fut introduit, il trouva auprès du roi, Rosny, du Bartas, Sancy et Agrippa d’Aubigné, accourus en hâte.
Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n’attendait que lui, fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore et donna lecture de la copie que Sixte Quint lui avait fait remettre.
Pardaillan, qui savait à quoi s’en tenir, n’avait pas bronché. Mais chez les quatre conseillers ce fut un moment de stupeur indicible aussitôt suivi de cette explosion:
– Il faut le détruire!…
Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors le roi, qui ne le quittait pas des yeux:
– Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous?
– Je dis comme ces messieurs, sire: Il faut reprendre ce parchemin ou c’en est fait de vos espérances, dit froidement le chevalier.
Le roi approuva d’un signe de tête, et fixant le chevalier comme s’il eût voulu lui suggérer la réponse qu’il souhaitait, il murmura:
– Quel sera l’homme assez fort, assez audacieux, assez subtil pour mener à bien une telle entreprise?
D’un commun accord, comme s’ils se fussent donné le mot, Rosny, Sancy, du Bartas, d’Aubigné se tournèrent vers Pardaillan. Et cet hommage muet, venu d’hommes illustres ayant donné des preuves éclatantes de leur mérite à la guerre ou dans l’intrigue, cet hommage fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentit doucement ému. Mais se raidissant, il répondit avec cette simplicité si remarquable chez lui:
– Je serai donc celui-là.
– Vous consentez donc? Ah! chevalier, s’écria le Béarnais, si jamais je suis roi… roi de France… je vous devrai ma couronne!
– Eh! sire, vous ne me devrez rien…
Et avec un sourire étrange:
– Mme Fausta, voyez-vous, est une ancienne connaissance à moi à qui je ne serai pas fâché de dire deux mots… Je tâcherai donc de faire en sorte que ce document n’arrive jamais aux mains de Sa Majesté Catholique… Quant aux moyens à employer…
– Monsieur, interrompit vivement le roi, ceci vous regarde seul… Vous avez pleins pouvoirs.
Pardaillan eut un sourire de satisfaction.
Le roi réfléchit un instant, et:
– Pour faciliter autant que possible l’exécution de cette mission forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte, il est nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle, celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roi Philippe d’Espagne et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu’il entretient dans Paris.
Et se tournant vers son secrétaire:
– Rusé, préparez des lettres accréditant M. le chevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaire auprès de S. M. Philippe d’Espagne. Préparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M. l’ambassadeur.
Pardaillan, mélancolique et résigné, songeait:
– Allons! il était écrit que je finirais dans la peau d’un diplomate!… Mais que dirait monsieur mon père si, sortant du tombeau, il voyait son fils promu à la dignité d’ambassadeur extraordinaire?
Et à cette pensée, un sourire ironique arquait le coin de sa lèvre moqueuse.
– Combien d’hommes désirez-vous que je mette à votre disposition? reprenait le roi.
– Des hommes?… Pour quoi faire, sire?… fit Pardaillan avec son air naïvement étonné.
– Comment, pourquoi faire?… s’écria le roi stupéfait. Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul? Vous ne prétendez pas lutter seul contre le roi d’Espagne et son inquisition?… Vous ne prétendez pas enfin, et toujours seul, disputer la couronne de France à Philippe pour me la donner à moi?…
– Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne prétends rien!… Mais il est de fait que si je dois réussir dans cette affaire, c’est seul que je réussirai… C’est donc seul que je l’entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un œil étincelant.
– Ventre-saint-gris! cria le roi suffoqué.
Pardaillan s’inclina pour manifester que sa résolution était inébranlable.
Le Béarnais le considéra un moment avec une admiration qu’il ne chercha pas à cacher. Puis ses yeux se portèrent sur ses conseillers, muets de stupeur, et enfin il leva les bras en l’air dans un geste qui signifiait:
– Après tout, avec ce diable d’homme, il faut s’attendre à tout, même à l’impossible.
Et à Pardaillan, qui attendait très calme, presque indifférent:
– Quand comptez-vous partir?
– À l’instant, sire.
– Ouf!… Voilà un homme, au moins!… Touchez-là, monsieur.
Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par de Sancy, à qui le roi venait de donner un ordre à voix basse.
Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et:
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, Sa Majesté m’a chargé de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.
Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et toujours gouailleur:
– Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy?
Et sur une réponse affirmative:
– Peste, monsieur, le roi a-t-il donc fait fortune enfin?… Ou bien cette réputation de ladrerie qu’on lui fait ne serait-elle qu’une légende comme… toutes les légendes? Mille pistoles!… c’est trop! beaucoup trop!
Et tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son porte-manteau.
Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et en serrant la main de Sancy:
– Dites au roi qu’il se montre, à l’avenir, plus ménager de ses pistoles… Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez réduit à engager jusqu’aux aiguillettes [7] de votre pourpoint.
Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu’il devait le plus admirer: ou son audace intrépide, ou sa folle insouciance.
VII BUSSI-LECLERC
Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l’abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet où le Béarnais s’entretenait avec ses conseillers.
L’abbesse s’en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichet dissimulé dans la tapisserie, et, par cette étroite ouverture, écouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet.
Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers referma le guichet et sortit à son tour.
L’instant d’après elle était en tête à tête avec le roi, qui, remarquant l’expression sérieuse de sa physionomie habituellement enjouée, s’écria galamment:
– Hé là! ma douce maîtresse, d’où vient ce nuage qui assombrit votre beauté et voile l’éclat de vos jolis yeux?