Il oubliait que lui-même l’avait toujours considéré comme tel. Maintenant qu’il savait qu’il était son père, il cherchait instinctivement à le réhabiliter à ses propres yeux. Il espérait, sans trop y compter, qu’elle dirait des choses qui le disculperaient, comme elle en avait dit en faveur de sa mère.
Ceci ne pouvait faire l’affaire de Fausta. Implacable, elle répondit:
– Le roi, malheureusement, n’a jamais eu, pour personne, un sentiment de tendresse. Le roi, c’est l’orgueil, c’est l’égoïsme, c’est la sécheresse de cœur, c’est la cruauté en personne. Malheur à qui lui résiste ou lui déplaît. Cependant, en ce qui concerne la reine, il avait un semblant d’excuse.
– Ah! fit vivement le Torero. Peut-être fut-elle légère, inconséquente, oh! innocemment, sans le vouloir?
Fausta secoua la tête.
– Non, dit-elle, la reine n’eut rien à se reprocher. Si j’ai parlé d’un semblant d’excuse, c’est qu’il s’agit d’une aberration commune à bien des hommes, indigne toutefois d’un monarque qui doit être inaccessible à tout sentiment bas. Elle porte un nom, cette aberration spéciale, on l’appelle: jalousie.
– Jaloux!… Sans motif?
– Sans motif, dit Fausta avec force. Et qui pis est, sans amour.
– Comment peut-on être jaloux de qui l’on n’aime pas?
Fausta sourit.
– Le roi n’est pas fait comme le commun des mortels, dit-elle.
– Se peut-il que la jalousie, sans amour, aille jusqu’au crime? Ce que vous appelez jalousie, d’autres pourraient, plus justement peut-être, l’appeler férocité.
Fausta sourit encore d’un sourire énigmatique qui ne disait ni oui ni non.
– C’est tout une histoire mystérieuse et lamentable qu’il me faut vous conter, dit-elle, avec un léger silence. Vous en avez entendu parler vaguement, sans doute. Nul ne sait la vérité exacte et nul, s’il savait, n’oserait parler. Il s’agit du premier fils du roi, votre frère, de celui qui serait l’héritier du trône à votre place, s’il n’était pas mort à la fleur de l’âge.
– L’infant Carlos! s’exclama le Torero.
– Lui-même, dit Fausta. Écoutez donc.
Alors cette terrible histoire de son vrai père, Fausta se mit à la lui raconter, en l’arrangeant à sa manière, en brouillant la vérité avec le mensonge, de telle sorte qu’il eût fallu la connaître à fond pour s’y reconnaître.
Elle la raconta avec une minutie de détails, avec des précisions qui ne pouvaient ne pas frapper vivement l’esprit de celui à qui elle s’adressait, et ceci d’autant plus que certains de ces détails correspondaient à certains souvenirs d’enfance du Torero, expliquaient lumineusement certains faits qui lui avaient paru jusque-là incompréhensibles, corroboraient certaines paroles surprises par lui.
Et toujours, tout au long de cette histoire, elle faisait ressortir avec un relief saisissant le rôle odieux du roi, du père, de l’époux, cela sans insister, en ayant l’air de l’excuser et de le défendre. En même temps la figure de la reine se détachait douce, victime résignée jusqu’à la mort d’un implacable bourreau.
Quand le récit fut terminé, il était convaincu de la légitimité de sa naissance, il était convaincu de l’innocence de sa mère, il était convaincu de son long martyre. En même temps il sentait gronder en lui une haine furieuse contre le bourreau qui, après avoir assassiné lentement la mère, voulait à tout prix supprimer l’enfant devenu un homme. Et il se sentait animé d’un désir ardent de vengeance.
Et une révolte aussi lui venait contre cet acharnement mortel dont il était là victime. N’avait-il pas droit à la vie comme toute créature? N’avait-il pas droit à sa part de soleil comme tout ce qui vit et respire? Eh bien, puisqu’il se trouvait acculé à cette nécessité qui lui paraissait monstrueuse d’avoir à se défendre contre son propre père, il se défendrait, sang du Christ! et s’il y avait crime, que le crime retombât sur celui qui avait attaqué le premier.
Ce n’était pas tout à fait ce qu’avait voulu Fausta. Quand même c’était un résultat très appréciable d’avoir fait pénétrer dans cet esprit une pensée de résistance, étant donné surtout qu’elle avait craint un moment qu’il ne se dérobât tout à fait. Avec un peu de patience elle l’amènerait où elle voulait. Pour passer de la défensive à l’offensive, que faut-il, le plus souvent? Peu de chose. Un renfort, une arme, un mouvement d’audace ou de colère, il n’en faut pas plus pour amener à charger vigoureusement tel qui jusque-là s’était contenté de parer les coups. Ces armes, elle saurait les lui mettre dans les mains; cette audace, elle saurait la lui insuffler.
Quand elle eut terminé son récit, quand elle le vit dans l’état d’exaspération où elle le voulait, elle l’attaqua résolument, selon sa coutume:
– Vous m’avez demandé, monseigneur, pourquoi je m’étais intéressée à vous sans vous connaître. Et je vous ai répondu que j’avais répondu à un sentiment d’humanité fort compréhensible. J’ai ajouté que depuis que je vous avais vu, ce sentiment avait fait place à une sympathie qui s’accroît de plus en plus, au fur et à mesure que je vous pénètre davantage Chez moi, mon prince, la sympathie n’est jamais inactive. Je vous ai offert mon amitié, je vous l’offre encore.
– Madame, vous me voyez confus et ému à tel point que je ne trouve pas de paroles pour vous exprimer ma gratitude.
Très gravement, avec une douceur enveloppante, avec un regard ensorcelant, un sourire enivrant, elle dit:
– Attendez, prince, avant d’accepter ou de refuser…
– Madame, interrompit vivement le Torero, qui s’exaltait sans s’en apercevoir, comment pouvez-vous me croire assez insensé, assez ingrat, pour refuser l’offre généreuse d’une amitié qui me serait précieuse au-dessus de tout?
Elle secoua la tête avec un sourire empreint d’une douce mélancolie.
– Défions-nous des mouvements spontanés, prince. Ce qui est accessible aux mortels ordinaires ne l’est pas pour nous, princes, désignés par Dieu pour conduire et diriger les foules.
Et avec une émotion intense qui fit frissonner délicieusement le jeune homme enivré:
– S’il nous était permis de suivre les impulsions de notre cœur, si je pouvais, moi qui vous parle, accomplir sans désemparer ce que le mien me dicte tout bas, vous seriez, prince, un des monarques les plus puissants de la terre, car je devine en vous les qualités rares qui font les grands rois.
Très ému par ces paroles prononcées avec un accent de conviction ardente, plus ému encore par ce qu’elles laissaient deviner de sous-entendu flatteur, le Torero s’écria:
– Dirigez-moi, madame. Parlez, ordonnez, je m’abandonne entièrement à vous.
L’œil de Fausta eut une fugitive lueur. Elle eut un geste comme pour signifier qu’elle acceptait de le diriger et qu’il pouvait s’en rapporter à elle. Et, très calme, très douce:
– Avant de dire oui ou non, je dois établir en quelques mots nos positions respectives. Je dois vous dire qui je suis, ce que je peux, et ce que vaut cette amitié que je vous offre. Je dois aussi vous rappeler ce que vous êtes, j’entends au regard de tous ceux qui vous connaissent, ce que vous pouvez faire, et où vous allez.
– Je vous écoute, madame, fit avec déférence le Torero. Mais quoi que vous disiez, d’ores et déjà, je suis résolu à accepter l’amitié précieuse que vous voulez bien m’offrir. Et si vous ne me l’aviez offerte spontanément, sachez que je l’eusse sollicitée avec ardeur. Il me semble, madame, que la vie me paraîtrait terne, insupportable, si vous ne deviez plus l’éclairer de votre radieuse présence.