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Après avoir ainsi frappé indirectement l’esprit de la fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant moitié sérieux:

– C’est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné, votre compagnon d’enfance. Par lui qui m’a sauvé, je vous suis redevable. Je ne l’oublierai pas, croyez-le. Mais une chose qu’il faut que vous sachiez, c’est que la femme qui aura le bonheur d’être aimée de Chico pourra compter sur cet amour jusqu’à la mort. Jamais cœur plus vaillant et plus fidèle n’a battu dans une poitrine d’homme.

Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:

– Vous ne m’apprenez rien de nouveau.

Pardaillan se montra très sobre d’explications. C’était du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu’il avait surpris concernant le Torero et ne dit que juste ce qu’il fallait pour faire ressortir le rôle de Chico, qu’il prit plaisir à exagérer, sincèrement d’ailleurs, car il était de ces natures d’élite qui s’exagèrent à elles-mêmes le peu de bien qu’on leur fait.

Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et sur ce point il n’exagérait pas, car tout autre que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s’étendre dans les draps blancs qui l’attendaient.

Pardaillan parti, Cervantès se retira. Le Torero remonta au premier saluer la Giralda et le Chico resta seul.

Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu’il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea d’un air détaché vers un petit réduit qu’elle avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir bien modeste. Et en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus son épaule pour voir s’il la suivait. Et comme il ne bougeait pas de sa place, elle eut une moue comme pour dire: «Il ne viendra pas, le nigaud!»

Et comme elle voulait qu’il vînt, elle tourna à demi la tête et l’ensorcela d’un sourire.

Alors le Chico osa se lever et, sans avoir l’air de rien, il la rejoignit dans le petit réduit, le cœur battant à se briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui faire.

Juana s’était assise dans l’unique siège qui meublait la pièce, très petite. C’était un vaste fauteuil en bois sculpté, comme on en faisait à cette époque, où l’on se fût montré fort embarrassé de nos meubles étriqués d’aujourd’hui. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne, ciré, frotté à se mirer dedans comme le fauteuil, comme tous les meubles, car elle était, nous l’avons dit, d’une propreté méticuleuse, et veillait elle-même à ce que tout fût bien entretenu dans la maison.

Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l’air fort penaud. À le voir, on l’eût pris pour un enfant qui a commis quelque grave délit et attend la correction.

Voyant qu’il ne se décidait pas à parler, elle entama la conversation, et avec un visage sérieux, sans qu’il lui fût possible de discerner si elle était contente ou fâchée:

– Alors dit-elle, il paraît que, tu es brave Chico?

Ingénument, il dit:

– Je ne sais pas.

Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:

– Le sire de Pardaillan l’a dit bien haut. Il doit s’y connaître, lui qui est la bravoure même.

Il baissa la tête et, comme on avouerait une faute, il murmura:

– S’il le dit, cela doit être… Mais moi, je n’en sais rien.

Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. Naturellement cela ne fit qu’accroître son trouble.

– Est-ce vrai ce qu’a dit M. de Pardaillan que celle que tu aimeras, tu l’aimeras jusqu’à la mort? fit-elle brusquement.

On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à justifier ce qu’il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les mœurs de l’époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se farde et se cache sous le masque de l’hypocrisie. Ce qui paraissait très naturel à cette époque ferait rougir d’indignation feinte tous les pères de la Morale de nos jours. Enfin il ne faut pas oublier que Juana, se considérant un peu comme la petite madone du Chico, habituée à son adoration muette, le considérant comme sa chose à elle, accomplissait très naturellement certains gestes, prononçait certaines paroles qu’elle n’eût jamais eu l’idée d’accomplir ou de prononcer avec une autre personne.

Le Chico rougit et balbutia:

– Je ne sais pas!

Elle frappa du pied avec colère et dit en le contrefaisant:

– Je ne sais pas!… Tu ne vois donc rien? C’est agaçant. Pour qu’il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.

– Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure, dit vivement le Chico.

– Alors comment sait-il que tu aimes quelqu’un et que tu l’aimeras jusqu’à la mort?

Et câline:

– Et c’est vrai que tu aimes quelqu’un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes là, bouche bée. Tu m’agaces.

Les yeux de Chico lui criaient: «C’est toi que j’aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu’il le dît. Elle voulait l’entendre.

Mais le Chico n’avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:

– Je n’aime personne… que toi. Tu le sais bien.

Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n’était pas là l’aveu qu’elle voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu’elle était d’avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n’allait même pas jusqu’à dire deux mots: «Je t’aime!», Elle ne savait pas, la petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus braves. Elle était ignorante, la petite Juana, et habituée à dominer ce petit homme, elle eût voulu être dominée à son tour par lui, ne fût-ce qu’une seconde. Ce n’était pas facile à obtenir. Peu patiente, comme elle était, son siège fut fait. Pour elle, le Chico serait toujours le bon chien fidèle, trop heureux de lécher le pied qui venait de le repousser.

Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu’il n’était bon qu’à cela, de l’humilier, de l’amener à se prosterner devant elle, de lui faire humblement lécher les semelles de ses petits souliers, puisque ce brave n’osait aller plus loin.

Et agressive, l’œil mauvais, la voix blanche:

– Si tu ne sais rien, si tu n’as rien dit, rien fait, qu’es-tu venu faire ici? Que veux-tu?

Très pâle, mais plus résolument qu’il ne l’eût cru lui-même, il dit:

– Je voulais te demander si tu étais contente.