Or, s’il fût revenu à l’improviste, il eût pu voir deux larmes, des perles brillantes, couler lentement sur les joues roses de sa madone prostrée dans son fauteuil.
Mais le Chico n’aurait jamais eu l’audace de reparaître devant elle quand elle le chassait brutalement. Il s’en allait la mort dans l’âme, attendant que la tempête fût apaisée, et qu’elle lui fît signe pour accourir de nouveau se prêter à ses caprices et à ses humeurs.
Et puis, qui sait? Même s’il avait vu ces deux larmes, le Chico était si naïf – pour les choses de l’amour – il était si bien persuadé qu’on ne pouvait éprouver un sentiment sérieux pour un bout d’homme tel que lui, qu’il se fût imaginé que ces larmes coulaient encore pour le Français.
Et pourtant!…
II FAUSTA ET LE TORERO
Pendant que Pardaillan prenait un repos bien gagné, après une journée et une nuit aussi bien remplies, le Torero s’était rendu auprès de sa fiancée, la jolie Giralda.
Don César ne cessait d’interroger la jeune fille sur ce que lui avait dit cette mystérieuse princesse, au sujet de sa naissance et de sa famille, qu’elle prétendait connaître. Malheureusement la Giralda avait dit tout ce qu’elle savait et le Torero, frémissant d’impatience, attendait que la matinée fût assez avancée pour se présenter devant cette princesse inconnue, car il avait décidé d’aller trouver Fausta.
Vers neuf heures du matin, à bout de patience, le jeune homme ceignit son épée, recommanda à la Giralda de ne pas bouger de l’hôtellerie où elle se trouvait en sûreté, sous la garde de Pardaillan, et il sortit.
Sur le palier du premier étage, en passant devant la porte derrière laquelle Pardaillan dormait à poings fermés, il eut une seconde d’hésitation et il allongea la main vers le loquet pour entrer. Mais il n’acheva pas son geste, et, secouant la tête:
– Non! murmura-t-il, ce serait un crime de le réveiller pour si peu. Que me dirait-il d’ailleurs? Laissons-le reposer, il doit en avoir besoin; quoiqu’il ne se soit guère expliqué, j’ai idée qu’il a dû passer une nuit plutôt mouvementée.
Et il continua son chemin sur la pointe des pieds, descendit l’escalier intérieur en chêne sculpté, dont les marches, cirées à outrance, étaient reluisantes et glissantes comme le parquet d’une salle d’honneur de palais, et pénétra dans la cuisine.
Un cabinet semblable à peu près au bureau d’un hôtel moderne avait été ménagé là, dans lequel se tenait habituellement la petite Juana. De ce cabinet, à l’abri des regards indiscrets, la fille de Manuel pouvait, par de grands judas, surveiller à la fois la cuisinière, la grande salle et le patio, sans être vue elle-même.
Le Torero pénétra dans ce retrait et, s’inclinant gracieusement devant la jeune fille:
– señorita, dit-il, je sais que vous êtes aussi bonne que jolie, c’est pourquoi j’ose vous prier de veiller sur ma fiancée pendant quelques instants. Voulez-vous me permettre de faire en sorte que nul ne soupçonne sa présence chez vous?
Señorita! La petite Juana, toujours parée comme une dame, gracieuse et avenante avec tous, savait néanmoins imposer le respect. Peu de personnes, comme Pardaillan, se permettaient de l’appeler Juana tout court; bien moins encore, comme Cervantès, la tutoyaient. Les serviteurs et les clients la saluaient, pour la plupart, de ce titre de señorita, ou demoiselle, alors réservé aux seules femmes de noblesse.
Avec son plus gracieux sourire, Juana répondit:
– Seigneur César, vous pouvez aller tranquille. Je vais monter à l’instant chercher votre fiancée, et tant que durera votre absence, je la garderai près de moi, dans ce réduit où nul ne pénètre sans ma permission.
– Mille grâces, señorita! Je n’attendais pas moins de votre bon cœur. Vous voudrez bien aviser M. le chevalier de Pardaillan, à son réveil, que j’ai dû m’absenter pour une affaire qui ne souffre aucun retard. J’espère être de retour d’ici à une heure ou deux au plus.
– Le sire de Pardaillan sera prévenu.
Le Torero remercia et, tranquille sur le sort de la Giralda, il sortit après s’être incliné devant la fillette, avec autant de déférence que si elle avait été une grande dame.
Une fois dehors, il se dirigea à grand pas vers la maison des Cyprès, où il espérait trouver la princesse. À défaut, il pensait que quelque serviteur serait à même de le renseigner et de lui indiquer où il pourrait la trouver ailleurs.
Ce dimanche matin, on devait, comme tous les dimanches, griller quelques hérétiques. Comme le roi honorait de sa présence sa bonne ville de Séville, l’Inquisition avait donné à cette sinistre cérémonie une ampleur inaccoutumée, tant par le nombre des victimes – sept: autant de condamnés qu’il y avait de jours dans la semaine – que par le faste du cérémonial.
Aussi le Torero croisait-il une foule de gens endimanchés qui tous se hâtaient vers la place San-Francisco, théâtre ordinaire de toutes les réjouissances publiques. Nous disons réjouissances, et c’est à dessein. En effet, non seulement les autodafés constituaient à peu près les seules réjouissances offertes au peuple, mais encore on était arrivé à lui persuader qu’en assistant à ces sauvages hécatombes humaines, en se réjouissant de la mort des malheureuses victimes, il travaillait à son salut. Le clergé, pour obtenir ce résultat, avait tout simplement prêché en chaire que chaque fidèle qui assisterait au supplice aurait droit à un certain nombre d’indulgences.
La foule se rendait donc en masse à ces exécutions puisque c’était tout profit pour elle.
En dehors des autodafés, il y avait encore les corridas. Mais les corridas étaient plutôt rares. En outre, il ne faudrait pas croire que la corrida était ce qu’elle est devenue aujourd’hui: un spectacle accessible à tous, moyennant finance. La corrida était alors, en Espagne, à peu près ce qu’était le tournoi en France: une distraction sauvage réservée à la seule noblesse. Pour descendre dans l’arène et combattre le fauve, il fallait être noble, à telles enseignes que le père de Philippe II, l’empereur Charles Quint, n’avait pas dédaigné de le faire. Pour assister à la corrida il fallait encore être de noblesse. Certes on réservait une place au populaire qu’on parquait debout au plus mauvais endroit, mais la plus grande partie des places était réservée à la noblesse.
Pour les exécutions, il n’en était pas de même. Ces spectacles s’adressaient surtout au peuple avec l’intention de le moraliser et de l’édifier. Naturellement on lui réservait la place d’honneur et il en était fier.
Parmi cette foule de gens pressés d’aller occuper les meilleures places ou de jouer leur modeste rôle dans la fête, car toutes les confréries participaient à l’autodafé, il s’en trouvait qui, reconnaissant don César, le désignaient à leurs voisins en murmurant sur un mode admiratif:
– El Torero! El Torero!
Quelques-uns le saluaient avec déférence. Il rendait les saluts et les sourires d’un air distrait et continuait hâtivement sa route.
Enfin il pénétra dans la maison des Cyprès, franchit le perron et se trouva dans ce vestibule qu’il avait à peine regardé la nuit même, alors qu’il était à la recherche de la Giralda et de Pardaillan.
Comme il n’avait pas les préoccupations de la veille, il fut ébloui par les splendeurs entassées dans cette pièce. Mais il se garda bien de rien laisser paraître de ces impressions, car quatre grands escogriffes de laquais, chamarrés d’or sur toutes les coutures, se tenaient raides comme des statues et le dévisageaient d’un air à la fois respectueux et arrogant.