– Que voulez-vous dire? haleta la jeune fille, qui ne savait plus ce qu’elle devait croire.
– Rien que ce que j’ai dit. Le Chico n’est pas mort… Voyez, il s’agite… Et il ne mourra pas!
– Juana, fit le blessé, dans un cri de joie délirante, puisqu’il le dit… c’est que c’est la vérité… Je ne mourrai pas!…
Et avec une inquiétude navrante:
– Mais… si je ne meurs pas… m’aimeras-tu quand même?
– Oh! méchant… peux-tu faire pareille question?
Et pour cacher son trouble:
– Mais, monsieur le chevalier, pourquoi cette comédie lugubre?… Savez-vous, soit dit sans reproche, que vous pouvez me tuer?
– Que non, ma mignonne… Pourquoi cette comédie, dites-vous!… Eh! par Pilate! parce que je n’ai pas vu d’autre moyen d’amener cet incorrigible timide à prononcer ces deux mots si terribles et si doux: Je t’aime!
– Ainsi, c’était pour cela?
– M’en voulez-vous? fit doucement Pardaillan en lui prenant les deux mains.
– Je suis bien trop heureuse pour vous en vouloir…
Et avec un accent de gratitude infinie:
– Il faudrait que je fusse la plus ingrate des créatures… Ne vous devrai-je pas mon bonheur?
Alors se penchant sur elle, désignant le Chico du coin de l’œil, Pardaillan lui dit tout bas:
– Ne vous avais-je pas prédit que vous finiriez par l’aimer?
– C’est vrai, fit-elle simplement. Tout ce que vous promettez arrive.
Pardaillan se mit à rire, de son bon rire si clair.
– Et maintenant, fit-il, savez-vous ce que je vous prédis?
– Quoi donc?
– C’est que votre premier enfant sera un garçon…
Juana rougit et, considérant la petite taille du nain, secoua la tête d’un air de doute.
– Un garçon, reprit Pardaillan en riant toujours, que vous appellerez Jean en souvenir de moi… et qui deviendra plus grand que moi… et qui sera solide comme un chêne.
– Je le crois, dit gravement Juana, puisque vous le dites, et je vous promets de lui donner le nom de Jean en souvenir de vous. Mais, monsieur le chevalier, quand on a eu l’honneur de vous connaître et de vous apprécier, comme nous, soyez assuré qu’on ne saurait vous oublier jamais.
– Chansons! murmura Pardaillan, embarrassé.
Quant au Chico, il ne disait rien, il ne pensait à rien.
Il croyait faire un rêve délicieux et ne souhaitait qu’une chose: ne se réveiller jamais.
XXIII L’ÉCHAPPÉ DE L’ENFER
Le premier soin de Juana, en arrivant à l’hôtellerie, fut, naturellement, de faire appeler un médecin.
Pardaillan, bien qu’il fût à peu près sûr de ne pas s’être trompé, attendit impatiemment que le savant personnage, après un minutieux examen de la blessure, se fût prononcé.
Il arriva que le médecin confirma de tous points ses propres paroles. Avant huit jours, le blessé serait sur pied… C’était miracle qu’il n’eût pas été tué roide.
Tranquille sur ce point, Pardaillan, malgré la chaleur, s’enveloppa dans son manteau et s’éclipsa à la douce, sans rien dire à personne. Dehors, il se mit à marcher d’un pas rude dans la direction du Guadalquivir, et avec un sourire terrible il murmura:
– À nous deux, Fausta!
Fausta, après l’arrestation de Pardaillan et l’enlèvement de don César, était rentrée chez elle, dans cette somptueuse demeure qu’elle avait sur la place San Francisco.
Pardaillan aux mains de l’Inquisition, elle s’efforça de le rayer de son esprit et de ne plus songer à lui.
Toutes ses pensées se portèrent sur don César et, par conséquent, sur les projets ambitieux qu’elle avait formés et qui avaient tous pour base son mariage avec le fils de don Carlos.
Les choses n’étaient peut-être pas au point où elle les eût voulues; mais, à tout prendre, elle n’avait pas lieu d’être mécontente.
Pardaillan n’était plus. La Giralda était aux mains de don Almaran qui avait eu la stupidité de se faire blesser par le taureau, mais qui, tout blessé qu’il fût, ne lâcherait pas sa proie. Le Torero était dans une maison à elle, chez des gens à elle.
En ayant la prudence de laisser oublier les événements qui s’étaient produits lors de l’arrestation projetée du Torero, en s’abstenant surtout de se rendre elle-même dans cette maison, elle était à peu près certaine que d’Espinosa ne découvrirait pas la retraite où était caché le prince.
Plus tard, dans quelques jours, lorsque l’oubli et la quiétude seraient venus, elle ferait transporter le prince dans sa maison de campagne et elle saurait bien le décider à adopter ses vues. Plus tard, aussi, lorsque cette vaste intrigue serait bien amorcée, elle s’occuperait de son fils… le fils de Pardaillan.
Un seul point noir: d’Espinosa paraissait être admirablement renseigné au sujet de cette conspiration, dont le duc de Castrana était le chef avéré et dont elle était, elle, le chef occulte.
D’Espinosa devait, par conséquent, connaître son rôle, à elle, dans cette affaire. Cependant, il ne lui en avait jamais soufflé mot et toutes les tentatives qu’elle avait faites pour amener le grand inquisiteur à dévoiler sa pensée étaient venues se briser devant le mutisme absolu de cet homme impénétrable.
Une chose aussi l’agaçait. Elle sentait planer autour d’elle et même chez elle une surveillance occulte qui, à la longue, devenait intolérable.
Un jour, elle avait eu la fantaisie d’aller faire un tour hors de la ville. À la porte de la Macarena, où le hasard l’avait conduite, sa litière fut arrêtée. Un officier vint la reconnaître et, sans s’opposer le moins du monde à sa sortie, en termes fort polis, déclara qu’il aurait l’honneur d’escorter Sa Seigneurie. Et aussitôt, dix hommes d’armes, bien montés, entourèrent la litière. Sans se départir de son calme habituel, Fausta fit remarquer qu’elle avait ses trois gentilshommes et que cette escorte lui suffisait. À quoi l’officier, toujours très poliment, fit observer que c’était l’ordre formel de S. M. le roi, qui tenait à honorer tout particulièrement Sa Seigneurie.
Fausta avait compris. Somme toute, elle était prisonnière. Cela ne l’inquiétait pas autrement. Elle savait que lorsqu’elle le voudrait elle saurait fausser compagnie à son terrible allié: d’Espinosa. Mais cela l’énervait. Et elle se demandait, sans pouvoir se faire une réponse satisfaisante, quelles étaient les intentions du grand inquisiteur à son égard.
Tout ceci avait été cause que pendant les quinze jours qu’avait duré la détention de Pardaillan, elle s’était tenue sur une extrême réserve.
Tous les jours, elle allait voir d’Espinosa et s’informait de Pardaillan. D’Espinosa lui rendait compte de l’état du prisonnier et de ce qui avait été fait ou se préparait.
Elle écoutait gravement, approuvait ou désapprouvait, donnait un conseil, soufflait une idée. Après quoi, pour clore l’entretien, elle s’informait immuablement de l’état de don Almaran.
La veille de ce jour, où nous avons vu Pardaillan arracher la Giralda aux griffes de Barba-Roja, elle était allée, dans la soirée, faire sa visite au grand inquisiteur. À ses questions, d’Espinosa, sur un ton étrange, avait répondu:
– Les tourments du sire de Pardaillan sont terminés.
– Dois-je comprendre qu’il est mort? avait demandé Fausta.
Et le grand inquisiteur, sans vouloir s’expliquer davantage, avait répété sa phrase:
– Ses tourments sont terminés.
En ce qui concernait don Almaran, elle avait appris que, complètement remis, il avait projeté d’aller le lendemain au château de Bib-Alzar, où l’appelait il ne savait quelle affaire.
Fausta avait souri. Elle savait, elle, quelle était cette affaire qui appelait Barba-Roja à la forteresse de Bib-Alzar. Et elle était rentrée chez elle.
Or, ce jour, une heure environ après le moment où nous avons vu Pardaillan s’éloigner en murmurant: «À nous deux, Fausta!», la princesse se trouvait dans ce petit oratoire de sa maison de campagne qui, on ne l’a pas oublié sans doute, communiquait par une porte secrète avec les sous-sols mystérieux de la somptueuse demeure.