– Si vous avez d’autres assassins apostés par là… ne vous gênez pas… usez encore un coup de ce joli sifflet d’argent qui pendille sur votre sein…
Morne, désemparée pour la première fois de sa vie, peut-être, Fausta fit: non! d’un signe de tête farouche.
– Eh! quoi! fit Pardaillan avec une ironie méprisante, plus insultante que la plus sanglante des injures, eh! quoi! quatre pauvres petits assassins seulement, autour de Fausta?… Voyons, en cherchant bien!
– À quoi bon! confessa Fausta d’un air profondément découragé.
– Ah! je me disais aussi!… ricana Pardaillan. Alors, puisque vous refusez mon offre pourtant séduisante, permettez que je prenne mes précautions pour qu’on ne vienne pas nous déranger.
En disant ces mots, il alla fermer la porte à clef, poussa le verrou intérieur et mit la clef dans sa poche. Ceci fait, il retourna lentement vers Fausta, et son visage, jusque-là railleur et dédaigneux, avait pris une expression de menace si terrible que Fausta, affolée, clama dans son esprit:
– C’est fini!… Il va me tuer!… lui!… lui!…
Pardaillan, sans prononcer une parole, s’approcha d’elle avec une lenteur effroyable.
Et elle, pétrifiée, avec des yeux sans expression, le regardait s’approcher sans faire un mouvement.
Quand il fut contre elle, poitrine contre poitrine, sans desserrer les dents, avec un regard effrayant, d’un éclat insoutenable, avec la même lenteur calculée, il leva les mains et les abattit sur ses épaules qui ployèrent. Puis les mains remontèrent, s’arrêtèrent au cou qu’elles agrippèrent, et les doigts sur la nuque, les deux pouces sous le menton, commencèrent d’exercer l’inévitable et mortelle pression.
Alors, d’un geste animal, Fausta rentra la tête dans les épaules. Ses yeux de diamant noir, ordinairement si graves, si, calmes, si clairs, se levèrent sur lui, effarés, suppliants, et dans un gémissement, elle implora:
– Pardaillan!… ne me tue pas!…
– Ah! éclata Pardaillan, avec un éclat de rire plus effrayant que sa colère de tout à l’heure, ah! c’est donc vrai!… Tu as peur!… peur de mourir!… Fausta a peur de la mort!… Ah! ceci te manquait, Fausta!… Jusqu’ici je t’ai vue froidement féroce, ambitieuse insatiable, tortionnaire géniale, fanatique, forcenée, pratiquant l’assassinat sous toutes ses formes, mais du moins je ne te savais pas lâche… Oui, vraiment, ceci te manquait!… Fausta a peur de mourir!…
Devant cette violente sortie, Fausta se redressa majestueusement. Le calme prodigieux, qui l’avait abandonnée un instant, lui revint comme par enchantement, et avec un accent de souveraine hauteur, en le fixant droit dans les yeux:
– Je n’ai pas peur de la mort… et tu le sais bien, Pardaillan.
– Allons donc! ricana le chevalier, tu as peur!… Tu as demandé grâce… là… à l’instant.
– J’ai demandé grâce, c’est vrai!… Mais je n’ai pas peur… pour moi.
Et d’un geste prompt comme la foudre, profitant de l’inattention du Torero qui suivait cette scène fantastique avec un intérêt passionné, elle lui arracha la dague qu’il tenait machinalement, déchira d’un geste violent son corsage, et appuyant la pointe de la dague sur son sein nu, avec un accent de froide résolution:
– Répète que Fausta a peur… et je tombe foudroyée à tes pieds… Et toi, Pardaillan, tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce.
Pardaillan comprit qu’elle ferait comme elle disait.
Il était d’ailleurs trop loyal pour ne pas admirer le geste superbe. Puis, ces mots: «Tu ne sauras jamais pourquoi je t’ai demandé grâce!» avaient éveillé sa curiosité. Que voulait-elle dire? Quelle dernière surprise – terrible peut-être – lui ménageait-elle encore?
Il voulut savoir. Il inclina légèrement la tête, et de sa voix glaciale:
– Soit, dit-il. Je ne répéterai pas… J’attendrai, pour me prononcer que vous vous soyez expliquée… Car enfin, vous ne sauriez nier que vous avez demandé grâce!
Lentement, sans émotion apparente, elle abaissa son bras armé, et de cette voix chaude et prenante, avec un accent de sincérité manifeste, avec un air de dignité impressionnant:
– Oui, je t’ai demandé grâce… et je le ferai encore… Mais écoute, Pardaillan, il m’a fallu mille fois plus de courage pour t’implorer qu’il n’en faudrait pour me percer de ce fer… En implorant ta pitié, je t’ai donné la plus belle, la plus complète preuve d’amour qu’il était en mon pouvoir de te donner.
Et comme il la regardait d’un air étonné, cherchant à comprendre le sens de ses paroles:
– Écoute-moi, Pardaillan, et tu comprendras.
Et elle continua en s’animant peu à peu:
– Oui, j’ai voulu te tuer, oui, j’ai cherché à t’atteindre par les moyens les plus horribles, j’en conviens, oui, j’ai été froidement cruelle et sans cœur… mais je t’aimais, Pardaillan… je t’ai toujours aimé… et toi, tu m’as dédaignée… Comprends-tu?… Mais si j’ai été implacable et odieuse dans ma haine, qui était de l’amour, entends-tu? Pardaillan, je n’ai pas voulu – ah! cela, jamais! – je n’ai pas voulu qu’un jour ton fils pût se dresser devant toi et te demander:
«- Qu’avez-vous fait de ma mère?»
«Je n’ai pas voulu que cette chose horrible arrivât… parce que je suis la mère de ton fils. Comprends-tu maintenant pourquoi je t’ai demandé grâce? Pourquoi tu ne peux pas tuer la mère de ton enfant?’
En entendant ces paroles, qu’il était à mille lieues de prévoir, le sentiment qui domina chez Pardaillan fut l’étonnement, un étonnement prodigieux.
Eh! quoi! il était père?… Il avait un fils, lui, Pardaillan?… Et c’était dans des circonstances aussi extraordinaires qu’on lui annonçait cette paternité!…
On conçoit que cela n’était pas fait pour éveiller en lui la fibre paternelle…
Cependant, avec un sentiment de la force de Pardaillan, on ne pouvait jurer de rien.
Qui pouvait prévoir jusqu’où le conduirait plus tard cette révélation qui le laissait momentanément indifférent, du moins en apparence?
Néanmoins on comprend qu’il voulut savoir à quoi s’en tenir sur la naissance de ce fils et il interrogea Fausta qui lui fit le récit des événements que nous avons relatés dans les premiers chapitres de cette histoire. Pardaillan écouta ce récit avec une attention soutenue, et quand elle eut terminé:
– En sorte que, fit-il, mon fils se trouve, peut-être, à l’heure qu’il est, à Paris, sous la garde de votre suivante Myrthis… Et vous, digne mère, vous n’avez su trouver le temps de vous occuper de cet enfant… Il est vrai que vous aviez fort à faire… et de si graves choses… Enfin, ce qui est fait est fait.
Fausta courba la tête.
– Que comptez-vous faire? fit-elle.
– Mais… je compte rentrer à Paris… puisque aussi bien ma mission est terminée.
– Vous avez le document?
– Sans doute!… Et vous, quelles sont vos intentions?
– Je n’ai plus rien à faire non plus ici… Sixte Quint est mort. Je compte me retirer en Italie, où on me laissera vivre tranquille… Je l’espère, du moins.
Ils se regardèrent un moment fixement, puis ils détournèrent leurs regards. Ni l’un ni l’autre ne posa nettement la question au sujet de l’enfant. Peut-être chacun avait-il à part soi son idée bien arrêtée, qu’il tenait à ne pas dévoiler.
Pardaillan se leva et, s’inclinant légèrement:
– Adieu, madame, fit-il froidement.
– Adieu, Pardaillan! répondit-elle sur le même ton.
ÉPILOGUE
En rentrant à l’auberge de La Tour avec le Torero, Pardaillan trouva un dominicain qui l’attendait patiemment: dom Benito, un des secrétaires d’Espinosa, ce même moine qui avait si adroitement enfermé Fausta dans le cabinet truqué du grand inquisiteur pour lui soustraire le fameux parchemin que Pardaillan lui fit restituer.