– C’est précisément à cause de cela que je dis qu’elle t’aime.
Le nain secoua douloureusement la tête. Pardaillan en eut pitié.
– Écoute, dit-il, et comprends, si tu peux. Juana est contente de me voir vivant…
– Vous voyez bien…
– Mais elle est furieuse après toi.
– Pourquoi?… Je n’ai fait que lui obéir.
– Justement!… Juana aurait bien voulu que je ne fusse pas tué. Elle n’aurait pas voulu que ce fût toi qui, précisément, me sauvasses.
– Parce que?
– Parce que je suis ton rival. La femme qui aime n’admet pas qu’on ne soit pas jaloux d’elle. Si tu avais bien aimé Juana, tu eusses été jaloux d’elle. Jaloux, tu ne m’eusses pas sauvé! Voilà ce qu’elle se dit. Comprends-tu?
– Mais si je ne vous avais pas sauvé, elle m’eût tourné le dos. Elle m’eût traité d’assassin.
– Parfaitement!
– Alors?
– Alors il vaut mieux que les choses soient comme elles sont. Ne t’inquiète pas. Juana t’aime… ou t’aimera, morbleu! As-tu confiance en moi? Oui ou non?
– Oui, tiens.
– Alors, laisse-moi faire et ne prends pas des airs d’amoureux transi. Tes affaires vont bien, je t’en réponds.
Ces paroles ne rassurèrent qu’à demi El Chico. Il avait confiance, certes, et puisque le seigneur Pardaillan disait que ses affaires allaient bien, c’est que cela devait être. Mais un seul petit sourire de Juana l’eût rassuré plus que toutes les assurances de l’ami. Néanmoins, pour ne pas désobliger Pardaillan, il s’efforça de refouler son chagrin et de montrer un visage sinon souriant, du moins un peu moins morose.
À ce moment, Juana redescendait et annonçait:
– Ces seigneurs s’habillent. Dans un instant ils rejoindront Votre Seigneurie. En attendant, votre couvert est mis, et si vous voulez prendre place, goûtez cet excellent pâté en attendant l’omelette qui saute.
Pardaillan s’approcha de la table et feignit un grand courroux.
– Comment, un couvert seulement? fit-il. Mais, malheureuse, ne savez-vous pas que je traite un brave! Je dis bien: un brave. Et je pense m’y connaître.
Et comme Juana cherchait machinalement quel pouvait être celui qui avait l’honneur d’être qualifié de brave par le seigneur français, le brave des braves:
– Vite! ajouta Pardaillan, un second couvert pour ce brave, qui est aussi un ami que j’aime.
À dire vrai, si Juana était surprise et intriguée, le Chico ne l’était pas moins. Comme elle, il se demandait qui pouvait être cet ami dont parlait Pardaillan.
Quoi qu’il en soit, Juana se hâta de réparer le mal, et curieuse, comme toute fille d’Ève, elle attendit. Elle n’attendit pas longtemps, du reste.
Pardaillan, une lueur de malice dans l’œil, s’approcha de la table et, désignant l’escabeau au nain confus de cet honneur, au grand ébahissement de Juana qui n’en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles:
– Ça, mon ami Chico, fit-il gaiement, assieds-toi là, en face de moi, et soupons, morbleu! Nous ne l’avons pas volé, que t’en semble?
Chico commençait à considérer Pardaillan comme un être exceptionnel, plus grand, plus noble, meilleur en tout cas que tous ceux qu’il avait appris à respecter. Non qu’on se fût donné la peine de lui apprendre quelque chose, mais de voir et d’entendre autour de soi, on se forme sans s’en apercevoir. Pour lui, un désir de Pardaillan devenait un ordre à exécuter sans discuter, et séance tenante. En outre, il ne manquait ni de fierté ni de dignité, bien qu’on l’eût fort étonné sans doute en lui disant qu’il possédait ces qualités.
Pardaillan ayant dit: «Assieds-toi là», le nain s’assit et avec une aisance parfaite se mit à faire honneur à ce festin improvisé. Pardaillan, d’ailleurs, paraissait se faire un plaisir de le traiter comme on traite un hôte de marque.
Sur ces entrefaites, Cervantès et le Torero étaient descendus et, assis à la même table, choquaient leurs verres contre les verres de Pardaillan et de Chico.
Naturellement Cervantès et le Torero, s’ils furent surpris de voir le chevalier attablé avec le petit vagabond, se gardèrent bien d’en laisser rien paraître. Et puisque Pardaillan traitait le Chico sur un pied d’égalité, c’est qu’il avait sans doute de bonnes raisons pour cela, et ils s’empressèrent de l’imiter. En sorte que Juana vit avec une stupeur qui allait grandissant ces personnages, qu’elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grande considération à son éternelle poupée, cette poupée à qui elle croyait faire un très grand honneur en lui permettant de baiser le bout de son soulier.
Elle ne disait rien, la petite Juana; mais Pardaillan, amusé, lisait sur sa physionomie mobile et loyale toutes les questions qu’elle se posait sans oser les formuler tout haut. Et pour la renseigner indirectement, il feignit de s’en prendre à Cervantès et à don César, à qui il se mit à faire, en l’arrangeant à sa manière, le récit de sa délivrance par le Chico.
– Croiriez-vous, dit-il à un certain moment, que ce petit diable a osé lever la dague sur moi? À telles enseignes que je me demande comment je suis encore vivant.
– Ah bah! fit Cervantès sans railler, le petit est brave?
– Plus que vous ne croyez, dit gravement Pardaillan. Dans la petite poitrine de cette réduction d’homme bat un cœur ferme et généreux Et je sais bien des hommes forts, réputés braves et généreux, qui n’auraient jamais été capables de montrer la moitié de la grandeur d’âme et de courage de ce petit héros. Il n’est pas de bravoure comparable à celle qui s’ignore. Je vous expliquerai un jour peut-être ce qu’a fait cet enfant Pour le moment, sachez que je l’aime et l’estime, et je vous prie de le traiter en ami, non pour l’amour de moi, mais pour lui-même.
– Chevalier, dit gravement Cervantès, du moment que vous le jugez digne de votre amitié, nous nous honorerons de faire comme vous.
Par exemple, le Chico ne savait quelle contenance garder. Il était heureux, certes, mais ces compliments de la part d’hommes qu’il regardait comme des héros, le plongeaient dans une gêne qu’il ne parvenait pas à surmonter. Cependant, nous devons dire qu’il louchait constamment du côté de Juana pour juger de l’effet produit sur elle par ces louanges qu’on faisait de sa petite personne. Et il avait lieu d’être satisfait, car Juana, maintenant, le regardait d’un tout autre œil et lui faisait son plus gracieux sourire… Aussi le cœur du nain s’épanouissait d’aise, et s’il avait osé, il aurait baisé la main de Pardaillan en signe de soumission et de gratitude, car il était trop fin pour n’avoir pas deviné que toute la scène avait été imaginée par le chevalier, à seule fin d’impressionner Juana et la faire revenir de sa bouderie, réelle ou affectée. Et les résultats de cette comédie étaient très visibles pour lui, si modeste et si aveuglé par la passion qu’il fût.
Après avoir ainsi frappé indirectement l’esprit de la fillette, Pardaillan la prit à partie directement et, moitié plaisant moitié sérieux:
– C’est vous, ma gracieuse Juana, qui avez pris soin de cet abandonné, votre compagnon d’enfance. Par lui qui m’a sauvé, je vous suis redevable. Je ne l’oublierai pas, croyez-le. Mais une chose qu’il faut que vous sachiez, c’est que la femme qui aura le bonheur d’être aimée de Chico pourra compter sur cet amour jusqu’à la mort. Jamais cœur plus vaillant et plus fidèle n’a battu dans une poitrine d’homme.
Juana ne dit rien, mais elle fit une jolie moue qui signifiait:
– Vous ne m’apprenez rien de nouveau.
Pardaillan se montra très sobre d’explications. C’était du reste assez son habitude. Il se garda de souffler mot de ce qu’il avait surpris concernant le Torero et ne dit que juste ce qu’il fallait pour faire ressortir le rôle de Chico, qu’il prit plaisir à exagérer, sincèrement d’ailleurs, car il était de ces natures d’élite qui s’exagèrent à elles-mêmes le peu de bien qu’on leur fait.
Ces explications données, il prétexta une grande fatigue, et sur ce point il n’exagérait pas, car tout autre que lui se fût écroulé depuis longtemps, et monta s’étendre dans les draps blancs qui l’attendaient.