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Pardaillan parti, Cervantès se retira. Le Torero remonta au premier saluer la Giralda et le Chico resta seul.

Juana, fine mouche, ne daigna pas lui adresser la parole. Seulement, après avoir tourné et viré dans le patio, sûre qu’il ne la quittait pas des yeux, elle se dirigea d’un air détaché vers un petit réduit qu’elle avait arrangé à sa guise et qui était comme son boudoir à elle, boudoir bien modeste. Et en se retirant, la petite madrée regardait par-dessus son épaule pour voir s’il la suivait. Et comme il ne bougeait pas de sa place, elle eut une moue comme pour dire: «Il ne viendra pas, le nigaud!»

Et comme elle voulait qu’il vînt, elle tourna à demi la tête et l’ensorcela d’un sourire.

Alors le Chico osa se lever et, sans avoir l’air de rien, il la rejoignit dans le petit réduit, le cœur battant à se briser dans sa poitrine, car il se demandait avec angoisse quel accueil elle allait lui faire.

Juana s’était assise dans l’unique siège qui meublait la pièce, très petite. C’était un vaste fauteuil en bois sculpté, comme on en faisait à cette époque, où l’on se fût montré fort embarrassé de nos meubles étriqués d’aujourd’hui. Comme elle était petite, ses pieds reposaient sur un large et haut tabouret en chêne, ciré, frotté à se mirer dedans comme le fauteuil, comme tous les meubles, car elle était, nous l’avons dit, d’une propreté méticuleuse, et veillait elle-même à ce que tout fût bien entretenu dans la maison.

Le Chico se faufila dans la pièce et resta devant elle muet et l’air fort penaud. À le voir, on l’eût pris pour un enfant qui a commis quelque grave délit et attend la correction.

Voyant qu’il ne se décidait pas à parler, elle entama la conversation, et avec un visage sérieux, sans qu’il lui fût possible de discerner si elle était contente ou fâchée:

– Alors dit-elle, il paraît que, tu es brave Chico?

Ingénument, il dit:

– Je ne sais pas.

Agacée, elle reprit avec un commencement de nervosité:

– Le sire de Pardaillan l’a dit bien haut. Il doit s’y connaître, lui qui est la bravoure même.

Il baissa la tête et, comme on avouerait une faute, il murmura:

– S’il le dit, cela doit être… Mais moi, je n’en sais rien.

Les petits talons de Juana commencèrent de frapper sur le bois du tabouret un rappel inquiétant pour Chico, qui connaissait ces signes révélateurs de la colère naissante de sa petite maîtresse. Naturellement cela ne fit qu’accroître son trouble.

– Est-ce vrai ce qu’a dit M. de Pardaillan que celle que tu aimeras, tu l’aimeras jusqu’à la mort? fit-elle brusquement.

On se tromperait étrangement si on concluait de cette question que Juana était une effrontée ou une rouée sans pudeur ni retenue. Juana était parfaitement ignorante, et cette ignorance suffirait à elle seule à justifier ce qu’il y avait de risqué dans sa question. Rouée, elle se fût bien gardée de la formuler. En outre, il faut dire que les mœurs de l’époque étaient autrement libres que celles de nos jours, où tout se farde et se cache sous le masque de l’hypocrisie. Ce qui paraissait très naturel à cette époque ferait rougir d’indignation feinte tous les pères de la Morale de nos jours. Enfin il ne faut pas oublier que Juana, se considérant un peu comme la petite madone du Chico, habituée à son adoration muette, le considérant comme sa chose à elle, accomplissait très naturellement certains gestes, prononçait certaines paroles qu’elle n’eût jamais eu l’idée d’accomplir ou de prononcer avec une autre personne.

Le Chico rougit et balbutia:

– Je ne sais pas!

Elle frappa du pied avec colère et dit en le contrefaisant:

– Je ne sais pas!… Tu ne vois donc rien? C’est agaçant. Pour qu’il ait dit cela, il a bien fallu pourtant que tu lui en parles.

– Je ne lui ai pas parlé de cela, je le jure, dit vivement le Chico.

– Alors comment sait-il que tu aimes quelqu’un et que tu l’aimeras jusqu’à la mort?

Et câline:

– Et c’est vrai que tu aimes quelqu’un, dis, Chico? Qui est-ce? Je la connais? Parle donc! tu restes là, bouche bée. Tu m’agaces.

Les yeux de Chico lui criaient: «C’est toi que j’aime!» Elle le voyait très bien, mais elle voulait qu’il le dît. Elle voulait l’entendre.

Mais le Chico n’avait pas ce courage. Il se contenta de balbutier:

– Je n’aime personne… que toi. Tu le sais bien.

Vierge sainte! si elle le savait! Mais ce n’était pas là l’aveu qu’elle voulait lui arracher, et elle eut une moue dépitée. Sotte qu’elle était d’avoir cru un instant à la bravoure du Chico. Cette bravoure n’allait même pas jusqu’à dire deux mots: «Je t’aime!», Elle ne savait pas, la petite Juana, que ces deux mots font trembler et reculer les plus braves. Elle était ignorante, la petite Juana, et habituée à dominer ce petit homme, elle eût voulu être dominée à son tour par lui, ne fût-ce qu’une seconde. Ce n’était pas facile à obtenir. Peu patiente, comme elle était, son siège fut fait. Pour elle, le Chico serait toujours le bon chien fidèle, trop heureux de lécher le pied qui venait de le repousser.

Et dans son dépit, cette pensée lui vint, puisqu’il n’était bon qu’à cela, de l’humilier, de l’amener à se prosterner devant elle, de lui faire humblement lécher les semelles de ses petits souliers, puisque ce brave n’osait aller plus loin.

Et agressive, l’œil mauvais, la voix blanche:

– Si tu ne sais rien, si tu n’as rien dit, rien fait, qu’es-tu venu faire ici? Que veux-tu?

Très pâle, mais plus résolument qu’il ne l’eût cru lui-même, il dit:

– Je voulais te demander si tu étais contente.

Elle prit son air de petite reine pour demander:

– De quoi veux-tu que je sois contente?

– Mais… d’avoir trouvé le Français… de l’avoir ramené.

Avec cette impudence particulière à la femme, elle se récria d’un air étonné et scandalisé:

– Eh! que m’importe le Français! Ça, perds-tu la tête?

Effaré, ne sachant plus à quel saint se vouer, il balbutia:

– Tu m’avais dit…

– Quoi?… Parle!…

– De le sauver, de le ramener…

– Moi?… Sornettes! Tu as rêvé!

Du coup, le Chico fut assommé. Eh quoi! avait-il rêvé réellement, comme elle le disait avec un aplomb déconcertant? Il savait bien que non, tiens! S’était-elle jouée de lui? Avait-elle voulu le mettre à l’épreuve? Voir s’il serait jaloux, s’il se révolterait? Le seigneur de Pardaillan, qui savait tant de choses, venait de le lui dire: la femme qui aime ne déteste pas, au contraire, qu’on se montre jaloux d’elle. Oui! ce devait être cela. Mais alors, Juana l’aimerait donc aussi? Un tel bonheur était-il possible? Eh! non! il n’avait pas rêvé, elle avait pleuré cette nuit, devant lui, et ses larmes coulaient pour le Français. Il la voyait, il l’entendait encore! Alors?… Alors il ne savait plus. Il était profondément peiné et humilié: pourtant l’idée d’une révolte ne lui venait pas. Il était à elle, elle avait le droit de le faire souffrir, de le bafouer, de le battre si la fantaisie lui en prenait. Son rôle à lui était de courber l’échine, de subir ses humeurs et ses caprices. Trop heureux encore qu’elle daignât s’occuper de lui, fût-ce pour le martyriser. Un sourire d’elle et tout serait oublié.

Elle le guignait du coin de l’œil et jouissait délicieusement de son trouble, de son effarement, de son humiliation. Elle eût voulu le piétiner, le faire souffrir, le meurtrir, l’humilier, oh! surtout l’humilier, lui qu’elle savait si fier, l’humilier au possible, au-delà de tout… Peut-être alors se révolterait-il enfin, peut-être oserait-il redresser la tête et parler en maître!

Est-ce à dire qu’elle était mauvaise et méchante? Nullement. Elle s’ignorait, voilà tout. On ne passe pas impunément de longues années d’enfance, celles où les impressions se gravent le plus profondément, dans l’intimité complète d’un garçon – ce garçon fût-il un nain comme le Chico, et il ne faut pas oublier qu’il était de formes irréprochables et vraiment joli – on ne vit pas dans l’intimité d’un garçon sans éprouver quelque sentiment pour lui. Surtout lorsque ce garçon se double d’un adorateur passionné dans sa réserve voulue.