Dire qu’elle était amoureuse de Chico serait exagéré. Elle était à un tournant de sa vie. Jusque-là elle avait cru sincèrement n’éprouver pour lui qu’une affection fraternelle. Sans qu’elle s’en doutât, cette affection était plus profonde qu’elle ne croyait.
Il suffirait d’un rien pour changer cette affection en amour profond. Il suffirait aussi d’un rien pour que cette affection restât immuablement ce qu’elle la croyait: purement fraternelle. C’était l’affaire d’une étincelle à faire jaillir.
Or, au moment précis où ces sentiments s’agitaient inconsciemment en elle, Pardaillan lui était apparu. Sur ce caractère quelque peu romanesque, il avait produit une impression profonde. Elle s’était emballée comme une jeune cavale indomptée. Pardaillan lui était apparu comme le héros rêvé. Trop innocente encore pour raisonner ses sensations elle s’était abandonnée, les yeux fermés. Pardaillan présent, elle avait soudain vu le Chico, ce qu’il était en réalité: un nain. Un nain joli, gracieux, élégant, follement épris, mais un nain quand même, une réduction d’homme dont on ne pouvait faire un époux. Dans sa pensée, elle décida que le Chico ne pouvait être qu’un frère et resterait un frère autant que cela lui conviendrait. Elle s’était livrée avec toute la fougue de son sang chaud d’Andalouse à son rêve d’amour pour l’étranger si fort et si brave. Elle n’avait rien vu des à-côtés de l’aventure dans laquelle elle s’engageait tête baissée. Et c’est ainsi que nous l’avons vue pleurer des larmes de désespoir à la pensée que celui qu’elle avait élu était peut-être mort.
Et voici qu’en faisant ses confidences au Chico, avec cette cruauté inconsciente de la femme qui aime ailleurs, voici que le Chico, sans se révolter, sans s’indigner, refoulant stoïquement son amour et sa douleur, voici que le Chico, avec cette clairvoyance que donne un amour profond, avait dit simplement, sans insister, sans se rendre un compte exact de la valeur de son argument, le Chico avait dit la seule chose peut-être capable de l’arrêter sur la pente fatale où elle s’engageait: «Qu’espères-tu?»
Sans le savoir, sans le vouloir, c’était un coup de maître que faisait le nain en posant cette question. Sans le savoir, il venait de l’échapper belle, car ses paroles, après son départ, Juana les tourna et les retourna sans trêve dans son esprit.
Elle était la fille d’un modeste hôtelier, un hôtelier dont les affaires étaient prospères, un hôtelier qui passait pour être même assez riche, mais un hôtelier quand même. Et ceci, c’était une tare terrible à une époque et dans un pays où tout ce qui n’était pas «né» n’existait pas. Or, elle, fille d’hôtelier, hôtelière elle-même – hôtelière par désœuvrement, par fantaisie, pour rire si on veut, mais hôtelière quand même – elle avait jeté les yeux sur un seigneur qui traitait d’égal à égal avec son souverain à elle, puisqu’il était, lui, le représentant d’un autre souverain. Que pouvait-elle espérer? Rien, assurément. Jamais ce seigneur ne consentirait à la prendre pour épouse légitime. Quant au reste, elle était trop fière, elle avait été élevée trop au-dessus de sa condition pour que l’idée d’une bassesse pût l’effleurer.
Le résultat de ses réflexions avait été que son amour pour Pardaillan s’était considérablement atténué. Or le terrain que perdait le chevalier, le Chico le regagnait sans qu’elle s’en doutât elle-même. Elle était donc combattue par deux sentiments contraires: d’une part son amour tout récent, amour violent, en surface, pour Pardaillan; d’autre part, son affection lointaine, plus profonde qu’elle ne croyait, pour le Chico. Lequel de ces deux sentiments devait l’emporter?
Et c’est à ce moment-là que Pardaillan revenait. Certes, elle fut heureuse de le voir sain et sauf. Mais le Chico baissa à ses yeux et reperdit une notable partie du terrain acquis. Juana lui en voulait de s’être effacé et sacrifié. Dans sa logique spéciale, elle se disait que, elle, elle ne se serait pas sacrifiée et aurait défendu son bien du bec et des ongles. De là l’accueil frigide qu’elle fit au nain.
Or Pardaillan raconta que le nain s’était défendu comme un beau diable et avait voulu le poignarder, lui, Pardaillan. Du coup, les actions du Chico montèrent. Pourquoi rêver de chimères? Le bonheur était peut-être là. Ne serait-ce pas folie de le laisser passer? De là le revirement en faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico se déclarât. Et voilà qu’elle se heurtait à sa timidité insurmontable. Elle enrageait d’autant plus que malgré elle, tout en s’efforçant de l’amener à composition, elle ne pouvait s’empêcher de songer à Pardaillan, et il lui semblait que lui n’eût pas tant tergiversé. De là sa rage et sa colère contre le Chico, de là ce désir furieux de le maltraiter, de l’humilier.
Donc le Chico, au lieu de s’indigner devant son impudente dénégation, après être resté un long moment perplexe et silencieux, courba l’échine, accepta la rebuffade et parut s’excuser en disant doucement:
– J’ai fait ce que tu m’as demandé, et Dieu sait s’il m’en a coûté! Pourquoi es-tu fâchée?
Ainsi voilà tout ce qu’il trouvait à dire. Ah! si elle avait été à sa place, comme elle eût vertement relevé l’impertinente prétention de celui qui eût voulu la faire passer pour une sotte et se fût gaussé à ce point d’elle. Décidément, le Chico n’était pas un homme. Il resterait éternellement un enfant. Quelle aberration avait été la sienne de croire un instant qu’un enfant pourrait parler et agir comme un homme! Et sa fureur s’accrut, d’autant plus qu’elle était peut-être encore plus mécontente d’elle même que lui. Et cette, pensée, fugitive qu’elle avait eue de l’amener à se prosterner, à lécher ses semelles, tout pareil a un chien couchant, cette pensée lui revint plus précise, prit la forme d’un désir violent, se changea en obsession tenace, tant et si bien qu’elle résolut de la réaliser coûte que coûte.
Pour réaliser cet impérieux désir, elle radoucit son ton en lui disant:
– Mais je ne suis pas fâchée.
– Vrai?
– En ai-je l’air? fit-elle en lui adressant un sourire qui l’affola.
En disant ces mots, tout à son projet, elle croisa négligemment une jambe fine et nerveuse, moulée dans un bas de soie rose, sur l’autre, et tout en lui souriant, elle agitait doucement son pied qui arrivait à hauteur de la poitrine du nain. Et elle regardait ce pied complaisamment comme une chose qu’on trouve jolie, puis elle regardait le Chico, comme pour lui dire: «Embrasse-le donc, nigaud!»
Et ce petit pied, finement chaussé de mignons souliers en cuir de Cordoue souple et parfumé, richement brodés, tout neufs, ce petit pied se balançant mollement à quelques pouces de son visage, fascinait le petit homme et une envie folle lui venait de le prendre, de l’étreindre, de l’embrasser à pleine bouche. Et le petit pied allait, venait, s’agitait, lui présentait la semelle, très blanche, à peine maculée, lui répétait dans son langage muet: «Mais va donc! va donc!»
Si bien que le Chico ne put résister à la tentation, et comme elle souriait encore, preuve qu’elle n’était pas fâchée, il se laissa tomber sur les genoux.
Elle eut un sourire qu’il ne vit pas, un sourire où il y avait la joie du triomphe assuré et aussi un peu de pitié dédaigneuse tandis que dans son esprit elle clamait: «Tu y viendras! Tu y viens!».
Et le petit pied, dans son balancement, vint lui effleurer le visage. Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n’eût pas remarqué qu’ainsi agenouillé elle lui touchait la figure. Et toujours c’était la semelle qui se présentait à lui, qui lui frôlait le front, les joues, les lèvres, au hasard, comme pour dire: «C’est là que tu poseras tes lèvres, là où c’est maculé, là seulement.»
Du moins c’est ce que traduisit le Chico. Mais c’était un incorrigible timide que ce pauvre Chico. La pensée de toucher à ce petit pied sans son autorisation à elle ne lui venait même pas. Qu’eût-elle dit? Tiens!; Il était bien loin de se douter que s’il avait eu le courage de la prendre dans ses bras et de plaquer ses lèvres sur ses lèvres, elle lui eût probablement rendu son baiser, pâmée.